--- ATTENTION : CONSERVEZ CETTE LICENCE SI VOUS REDISTRIBUEZ CE FICHIER --- License ABU -=-=-=-=-=- Version 1.1, Aout 1999 Copyright (C) 1999 Association de Bibliophiles Universels http://abu.cnam.fr/ abu@cnam.fr La base de textes de l'Association des Bibliophiles Universels (ABU) est une oeuvre de compilation, elle peut être copiée, diffusée et modifiée dans les conditions suivantes : 1. Toute copie à des fins privées, à des fins d'illustration de l'enseignement ou de recherche scientifique est autorisée. 2. Toute diffusion ou inclusion dans une autre oeuvre doit a) soit inclure la presente licence s'appliquant a l'ensemble de la diffusion ou de l'oeuvre dérivee. b) soit permettre aux bénéficiaires de cette diffusion ou de cette oeuvre dérivée d'en extraire facilement et gratuitement une version numérisée de chaque texte inclu, muni de la présente licence. 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Sorte de hangar de jeu de paume aménagé et embelli pour des représentations. La salle est un carré long ; on la voit en biais, de sorte qu'un de ses côtés forme le fond qui part du premier plan, à droite, et va au dernier plan, à gauche, faire angle avec la scène qu'on aperçoit en pan coupé. Cette scène est encombrée, des deux côtés, le long des coulisses, par des banquettes. Le rideau est formé par deux tapisseries qui peuvent s'écarter. Au-dessus du manteau d'Arlequin, les armes royales. On descend de l'estrade dans la salle par de longues marches. De chaque côté de ces marches, la place des violons. Rampe de chandelles... Deux rangs superposés de galeries latérales : le rang supérieur est divisé en loges. Pas de sièges au parterre, qui est la scène même du théâtre ; au fond de ce parterre, c'est-à-dire à droite, premier plan, quelques bancs formant gradins et, sous un escalier qui monte vers des places supérieures et dont on ne voit que le départ, une sorte de buffet orné de petits lustres, de vases fleuris, de verres de cristal, d'assiettes de gâteaux, de flacons, etc. Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l'entrée du théâtre. Grande porte qui s'entrebâille pour laisser passer les spectateurs. Sur les battants de cette porte, ainsi que dans plusieurs coins et au-dessus du buffet, des affiches rouges sur lesquelles on lit : La Clorise. Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurité, vide encore. Les lustres sont baissés au milieu du parterre, attendant d'être allumés. Scène Première - LE PUBLIC, qui arrive peu à peu. CAVALIERS, BOURGEOIS, LAQUAIS, PAGES, TIRE-LAINE, LE PORTIER, etc., puis LES MARQUIS, CUIGY, BRISSAILLE, LA DISTRIBUTRICE, LES VIOLONS, etc. On entend derrière la porte un tumulte de voix, puis un cavalier entre brusquement. LE PORTIER, le poursuivant : Holà ! Vos quinze sols ! LE CAVALIER : J'entre gratis ! LE PORTIER : Pourquoi ? LE CAVALIER : Je suis chevau-léger de la maison du Roi ! LE PORTIER, à un autre cavalier qui vient d'entrer : Vous ? DEUXIEME CAVALIER : Je ne paye pas ! LE PORTIER : Mais... DEUXIEME CAVALIER : Je suis mousquetaire. PREMIER CAVALIER, au deuxième : On ne commence qu'à deux heures. Le parterre Est vide. Exerçons-nous au fleuret. Ils font des armes avec des fleurets qu'ils ont apportés. UN LAQUAIS, entrant : Pst... Flanquin... UN AUTRE, déjà arrivé : Champagne ?... LE PREMIER, lui montrant des jeux qu'ils sort de son pourpoint : Cartes. Dés. Il s'assied par terre. LE DEUXIEME, même jeu : Oui mon coquin. PREMIER LAQUAIS, tirant de sa poche un bout de chandelle qu'il allume et colle par terre : J'ai soustrait à mon maître un peu de luminaire. UN GARDE, à une bouquetière qui s'avance : C'est gentil de venir avant que l'on éclaire !... Il lui prend la taille. UN DES BRETTEURS, recevant un coup de fleuret Touche ! UN DES JOUEURS Trèfle ! LE GARDE, poursuivant la fille Un baiser ! LA BOUQUETIERE, se dégageant On voit !... LE GARDE, l'entraînant dans les coins sombres Pas de danger ! UN HOMME, s'asseyant par terre avec d'autres porteurs de provisions de bouche Lorsqu'on vient en avance, on est bien pour manger. UN BOURGEOIS, conduisant son fils Plaçons-nous là, mon fils. UN JOUEUR Brelan d'as ! UN HOMME, tirant une bouteille de sous son manteau et s'asseyant aussi Un ivrogne Doit boire son bourgogne... Il boit. ... à l'hôtel de Bourgogne ! LE BOURGEOIS, à son fils Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ? Il montre l'ivrogne du bout de sa canne. Buveurs... En rompant, un des cavaliers le bouscule. Bretteurs ! Il tombe au milieu des joueurs. Joueurs ! LE GARDE, derrière lui, lutinant toujours la femme Un baiser ! LE BOURGEOIS, éloignant vivement son fils Jour de Dieu ! - Et penser que c'est dans une salle pareille Qu'on joua du Rotrou, mon fils ! LE JEUNE HOMME Et du Corneille ! UNE BANDE DE PAGES, se tenant par la main, entre en farandole et chante Tra la la la la la la la la la la lère... LE PORTIER, sévèrement aux pages Les pages, pas de farce !... PREMIER PAGE, avec une dignité blessée Oh ! Monsieur ! ce soupçon !... Vivement au deuxième, dès que le portier a tourné le dos. As-tu de la ficelle ? LE DEUXIEME Avec un hameçon. PREMIER PAGE On pourra de là-haut pêcher quelque perruque. UN TIRE-LAINE, groupant autour de lui plusieurs hommes de mauvaise mine Or çà, jeunes escrocs, venez qu'on vous éduque Puis donc que vous volez pour la première fois... DEUXIEME PAGE, criant à d'autres pages déjà placés aux galeries supérieures Hep ! Avez-vous des sarbacanes ? TROISIEME PAGE, d'en haut Et des pois ! Il souffle et les crible de pois. LE JEUNE HOMME, à son père Que va-t-on nous jouer ? LE BOURGEOIS Clorise LE JEUNE HOMME De qui est-ce ? LE BOURGEOIS De monsieur Balthazar BARO. C'est une pièce !... Il remonte au bras de son fils. LE TIRE-LAINE, à ses acolytes ... La dentelle surtout des canons, coupez-la ! UN SPECTATEUR, à un autre, lui montrant une encoignure élevée Tenez, à la première du Cid, j'étais là ! LE TIRE-LAINE, faisant avec ses doigts le geste de subtiliser Les montres... LE BOURGEOIS, redescendant, à son fils Vous verrez des acteurs très illustres... LE TIRE-LAINE, faisant le geste de tirer par petites secousses furtives Les mouchoirs... LE BOURGEOIS Montfleury... QUELQU'UN, criant de la galerie supérieure Allumez donc les lustres ! LE BOURGEOIS ... Bellerose, l'Epy, la Beaupré, Jodelet ! UN PAGE, au parterre Ah ! voici la distributrice !... LA DISTRIBUTRICE, paraissant derrière le buffet Oranges, lait, Eau de framboise, aigre de cèdre... Brouhaha à la porte. UNE VOIX DE FAUSSET Place, brutes ! UN LAQUAIS, s'étonnant. Les marquis !... au parterre ?... UN AUTRE LAQUAIS Oh ! pour quelques minutes. Entre une bande de petits marquis. UN MARQUIS, voyant la salle à moitié vide Hé quoi ! Nous arrivons ainsi que les drapiers, Sans déranger les gens ? sans marcher sur les pieds Ah ! fi ! fi ! fi ! Il se trouve devant d'autres gentilshommes entrés peu avant. Cuigy ! Brissaille ! Grandes embrassades. CUIGY Des fidèles !... Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles... LE MARQUIS Ah ! ne m'en parlez pas ! Je suis dans une humeur... UN AUTRE Console-toi, marquis, car voici l'allumeur ! LA SALLE, saluant l'entrée de l'allumeur Ah !... On se groupe autour des lustres qu'il allume. Quelques personnes ont pris place aux galeries. Lignière entre au parterre, donnant le bras à Christian de Neuvillette. Lignière, un peu débraillé, figure d'ivrogne distingué. Christian, vêtu élégamment, mais d'une façon un peu démodée, paraît préoccupé et regarde les loges. Scène II - LES MEMES, CHRISTIAN, LIGNIERE, puis RAGUENEAU et LE BRET CUIGY Lignière ! BRISSAILLE, riant Pas encor gris !... LIGNIERE, bas à Christian Je vous présente ? Signe d'assentiment de Christian. Baron de Neuvillette. Saluts. LA SALLE, acclamant l'ascension du premier lustre allumé Ah ! CUIGY, à Brissaille, en regardant Christian La tête est charmante. PREMIER MARQUIS, qui a entendu Peuh !... LIGNIERE, présentant à Christian Messieurs de Cuigy, de Brissaille... CHRISTIAN, s'inclinant Enchanté !... PREMIER MARQUIS, au deuxième Il est assez joli, mais n'est pas ajusté Au dernier goût. LIGNIERE, à Cuigy Monsieur débarque de Touraine. CHRISTIAN Oui, je suis à Paris depuis vingt jours à peine. J'entre aux gardes demain, dans les cadets. PREMIER MARQUIS, regardant les personnes qui entrent dans les loges Voilà La présidente Aubry ! LA DISTRIBUTRICE Oranges, lait... LES VIOLONS, s'accordant La... la... CUIGY, à Christian lui désignant la salle qui se garnit Du monde ! CHRISTIAN Et ! oui, beaucoup. PREMIER MARQUIS Tout le bel air ! Ils nomment les femmes à mesure qu'elle entrent, très parées, dans les loges. Envois de saluts, réponses de sourires. DEUXIEME MARQUIS Mesdames De Guéméné... CUIGY : De Bois-Dauphin... PREMIER MARQUIS Que nous aimâmes... BRISSAILLE De Chavigny... DEUXIEME MARQUIS Qui de nos coeurs va se jouant ! LIGNIERE Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen. LE JEUNE HOMME, à son père L'Académie est là ? LE BOURGEOIS Mais... j'en vois plus d'un membre ; Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ; Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud... Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c'est beau ! PREMIER MARQUIS Attention ! nos précieuses prennent place Barthénoïde, Urimédonte, Cassandace, Félixérie... DEUXIEME MARQUIS, se pâmant Ah ! Dieu ! leurs surnoms sont exquis ! Marquis, tu les sais tous ? PREMIER MARQUIS Je les sais tous, marquis ! LIGNIERE, prenant Christian à part Mon cher, je suis entré pour vous rendre service La dame ne vient pas. Je retourne à mon vice ! CHRISTIAN, suppliant Non !... Vous qui chansonnez et la ville et la cour, Restez : vous me direz pour qui je meurs d'amour. LE CHEF DES VIOLONS, frappant sur son pupitre, avec son archet Messieurs les violons !... Il lève son archet. LA DISTRIBUTRICE Macarons, citronnée... Les violons commencent à jouer. CHRISTIAN J'ai peur qu'elle ne soit coquette et raffinée, Je n'ose lui parler car je n'ai pas d'esprit... Le langage aujourd'hui qu'on parle et qu'on écrit, Me trouble. Je ne suis qu'un bon soldat timide. -- Elle est toujours, à droite, au fond : la loge est vide. LIGNIERE, faisant mine de sortir Je pars. CHRISTIAN, le retenant encore Oh ! non, restez ! LIGNIERE Je ne peux. D'assoucy M'attend au cabaret. On meurt de soif, ici. LA DISTRIBUTRICE, passant devant lui avec un plateau Orangeade ? LIGNIERE Fi ! LA DISTRIBUTRICE Lait ? LIGNIERE Pouah ! LA DISTRIBUTRICE Rivesalte ? LIGNIERE Halte ! A Christian. Je reste encor un peu. -- Voyons ce rivesalte ? Il s'assied près du buffet. la distributrice lui verse son rivesalte. CRIS, dans le public à l'entrée d'un petit homme grassouillet et réjoui Ah ! Ragueneau !... LIGNIERE, à Christian Le grand rôtisseur Ragueneau. RAGUENEAU, costume de pâtissier endimanché, s'avançant vivement vers Lignière Monsieur, avez-vous vu monsieur de Cyrano ? LIGNIERE, présentant Ragueneau à Christian Le pâtissier des comédiens et des poètes ! RAGUENEAU, se confondant Trop d'honneur... LIGNIERE Taisez-vous, Mécène que vous êtes ! RAGUENEAU Oui, ces messieurs chez moi se servent... LIGNIERE A crédit. Poète de talent lui-même... RAGUENEAU Ils me l'ont dit. LIGNIERE Fou de vers ! RAGUENEAU Il est vrai que pour une odelette... LIGNIERE Vous donnez une tarte... RAGUENEAU Oh ! une tartelette ! LIGNIERE Brave homme, il s'en excuse !... Et pour un triolet Ne donnâtes-vous pas ? RAGUENEAU Des petits pains ! LIGNIERE, sévèrement Au lait. -- Et le théâtre ! Vous l'aimez ? RAGUENEAU Je l'idolâtre. LIGNIERE Vous payez en gâteaux vos billets de théâtre ! Votre place, aujourd'hui, là, voyons, entre nous, Vous a coûté combien ? RAGUENEAU Quatre flans. Quinze choux. Il regarde de tous côtés. Monsieur de Cyrano n'est pas là ? Je m'étonne. LIGNIERE Pourquoi ? RAGUENEAU Montfleury joue ! LIGNIERE En effet, cette tonne Va nous jouer ce soir le rôle de Phédon. Qu'importe à Cyrano ? RAGUENEAU Mais vous ignorez donc ? Il fit à Montfleury, messieurs, qu'il prit en haine, Défense, pour un mois, de reparaître en scène. LIGNIERE, qui en est à son quatrième petit verre Eh bien ? RAGUENEAU Montfleury joue ! CUIGY, qui s'est rapproché de son groupe Il n'y peut rien. RAGUENEAU Oh ! oh ! Moi, je suis venu voir ! PREMIER MARQUIS Quel est ce Cyrano ? CUIGY C'est un garçon versé dans les colichemardes. DEUXIEME MARQUIS Noble ? CUIGY Suffisamment. Il est cadet aux gardes. Montrant un gentilhomme qui va et vient dans la salle comme s'il cherchait quelqu'un. Mais son ami Le Bret peut vous dire... Il appelle. Le Bret ! Vous cherchez Bergerac ? LE BRET Oui, je suis inquiet !... CUIGY N'est-ce pas que cet homme est des moins ordinaires ? LE BRET, avec tendresse Ah ! c'est le plus exquis des êtres sublunaires ! RAGUENEAU Rimeur ! CUIGY Bretteur ! BRISSAILLE Physicien ! LE BRET Musicien ! LIGNIERE Et quel aspect hétéroclite que le sien ! RAGUENEAU Certes, je ne crois pas que jamais nous le peigne Le solennel monsieur Philippe de Champaigne ; Mais bizarre, excessif, extravagant, falot, Il eût fourni, je pense, à feu Jacques Callot Le plus fol spadassin à mettre entre ses masques Feutre à panache triple et pourpoint à six basques, Cape, que par derrière, avec pompe, l'estoc Lève, comme une queue insolente de coq, Plus fier que tous les Artabans dont la Gascogne Fut et sera toujours l'alme Mère Gigogne, Il promène, en sa fraise à la Pulcinella, Un nez !... Ah ! messeigneurs, quel nez que ce nez-là !.... On ne peut voir passer un pareil nasigère Sans s'écrier : "Oh ! non, vraiment, il exagère !" Puis on sourit, on dit : "Il va l'enlever..." Mais Monsieur de Bergerac ne l'enlève jamais. LE BRET, hochant la tête Il le porte,-- et pourfend quiconque le remarque ! RAGUENEAU, fièrement Son glaive est la moitié des ciseaux de la Parque ! PREMIER MARQUIS, haussant les épaules Il ne viendra pas ! RAGUENEAU Si !... Je parie un poulet A la Ragueneau ! LE MARQUIS, riant Soit ! Rumeurs d'admiration dans la salle. Roxane vient de paraître dans sa loge. Elle s'assied sur le devant, sa duègne prend place au fond. Christian, occupé à payer la distributrice, ne regarde pas. DEUXIEME MARQUIS, avec des petits cris Ah ! messieurs ! mais elle est Epouvantablement ravissante ! PREMIER MARQUIS Une pêche Qui sourirait avec une fraise ! DEUXIEME MARQUIS Et si fraîche Qu'on pourrait, l'approchant, prendre un rhume de coeur ! CHRISTIAN, lève la tête, aperçoit Roxane, et saisit vivement Lignière par le bras C'est elle ! LIGNIERE, regardant Ah ! c'est elle ?... CHRISTIAN Oui. Dites vite. J'ai peur. LIGNIERE, dégustant son rivesalte à petits coups Magdeleine Robin, dite Roxane.-- Fine. Précieuse. CHRISTIAN Hélas ! LIGNIERE Libre. Orpheline. Cousine De Cyrano,-- dont on parlait... A ce moment, un seigneur très élégant, le cordon bleu en sautoir, entre dans la loge et, debout, cause un instant avec Roxane. CHRISTIAN, tressaillant Cet homme ?... LIGNIERE, qui commence à être gris, clignant de l'oeil Hé ! hé !... -- Comte de Guiche. Epris d'elle. Mais marié A la nièce d'Armand de Richelieu. Désire Faire épouser Roxane à certain triste sire, Un monsieur de Valvert, vicomte... et complaisant. Elle n'y souscrit pas, mais de Guiche est puissant Il peut persécuter une simple bourgeoise. D'ailleurs j'ai dévoilé sa manoeuvre sournoise Dans une chanson qui... Ho ! il doit m'en vouloir ! - La fin était méchante... Ecoutez... Il se lève en titubant, le verre haut, prêt à chanter. CHRISTIAN Non. Bonsoir. LIGNIERE Vous allez ? CHRISTIAN Chez monsieur de Valvert ! LIGNIERE Prenez garde C'est lui qui vous tuera ! Lui désignant du coin de l'oeil Roxane. Restez. On vous regarde. CHRISTIAN C'est vrai ! Il reste en contemplation. Le groupe de tire-laine, à partir de ce moment, le voyant la tête en l'air et bouche bée, se rapproche de lui. LIGNIERE C'est moi qui pars. J'ai soif ! Et l'on m'attend - Dans des tavernes ! Il sort en zigzaguant. LE BRET, qui a fait le tour de la salle, revenant vers Ragueneau, d'une voix rassurée Pas de Cyrano. RAGUENEAU, incrédule Pourtant... LE BRET Ah ! je veux espérer qu'il n'a pas vu l'affiche ! LA SALLE Commencez ! Commencez ! Scène III - LES MEMES, moins LIGNIERE ; DE GUICHE, VALVERT, puis MONTFLEURY. UN MARQUIS, voyant de Guiche, qui descend de la loge de Roxane, traverse le parterre, entouré de seigneurs obséquieux, parmi lesquels le vicomte de Valvert Quelle cour, ce de Guiche ! UN AUTRE Fi !... Encore un Gascon ! LE PREMIER Le Gascon souple et froid, Celui qui réussit !... Saluons-le, crois-moi. Ils vont vers de Guiche. DEUXIEME MARQUIS Les beaux rubans ! Quelle couleur, comte de Guiche ? Baise-moi-ma-mignonne ou bien Ventre-de-biche ? DE GUICHE C'est couleur Espagnol malade. PREMIER MARQUIS La couleur Ne ment pas, car bientôt, grâce à votre valeur, L'Espagnol ira mal, dans les Flandres ! DE GUICHE Je monte Sur scène. Venez-vous ? Il se dirige suivi de tous les marquis et gentilshommes vers le théâtre. Il se retourne et appelle. Viens, Valvert ! CHRISTIAN, qui les écoute et les observe, tressaille en entendant ce nom Le vicomte ! Ah ! je vais lui jeter à la face mon... Il met la main dans sa poche, et y rencontre celle d'un tire-laine en train de le dévaliser. Il se retourne. Hein ? LE TIRE-LAINE Ay !... CHRISTIAN, sans le lâcher Je cherchais un gant ! LE TIRE-LAINE, avec un sourire piteux Vous trouvez une main. Changeant de ton, bas et vite. Lâchez-moi. Je vous livre un secret. CHRISTIAN, le tenant toujours Quel ? LE TIRE-LAINE Lignière... Qui vous quitte... CHRISTIAN, de même Eh ! bien ? LE TIRE-LAINE ... touche à son heure dernière. Une chanson qu'il fit blessa quelqu'un de grand, Et cent hommes -j'en suis- ce soir sont postés !... CHRISTIAN Cent ! Par qui ? LE TIRE-LAINE Discrétion... CHRISTIAN, haussant les épaules Oh ! LE TIRE-LAINE, avec beaucoup de dignité Professionnelle ! CHRISTIAN Où seront-ils postés ? LE TIRE-LAINE A la porte de Nesle. Sur son chemin. Prévenez-le ! CHRISTIAN, qui lui lâche enfin le poignet Mais où le voir ! LE TIRE-LAINE Allez courir tous les cabarets : le Pressoir D'Or, la Pomme de Pin, la Ceinture qui craque, Les Deux Torches, les Trois Entonnoirs,-et dans chaque, Laissez un petit mot d'écrit l'avertissant. CHRISTIAN Oui, je cours ! Ah ! les gueux ! Contre un seul homme, cent ! Regardant Roxane avec amour. La quitter... elle ! Avec fureur, Valvert. Et lui !...- Mais il faut que je sauve Lignière !... Il sort en courant. - De Guiche, le vicomte, les marquis, tous les gentilshommes ont disparu derrière le rideau pour prendre place sur les banquettes de la scène. Le parterre est complètement rempli. Plus une place vide aux galeries et aux loges. LA SALLE Commencez. UN BOURGEOIS, dont la perruque s'envole au bout d'une ficelle, pêchée par un page de la galerie supérieure Ma perruque ! CRIS DE JOIE Il est chauve !... Bravo, les pages !.. Ha ! ha ! ha !... LE BOURGEOIS, furieux, montrant le poing Petit gredin ! RIRES ET CRIS, qui commencent très fort et vont décroissant Ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! ha ! Silence complet. LE BRET, étonné Ce silence soudain ?... Un spectateur lui parle bas. Ah ?... LE SPECTATEUR La chose me vient d'être certifiée. MURMURES, qui courent Chut ! -Il paraît ?... -Non !... - Si ! -Dans la loge grillée. -Le Cardinal ! -Le Cardinal ? -Le Cardinal ! UN PAGE Ah ! diable, on ne va pas pouvoir se tenir mal !... On frappe sur la scène. Tout le monde s'immobilise. Attente. LA VOIX D'UN MARQUIS, dans le silence, derrière le rideau Mouchez cette chandelle ! UN AUTRE MARQUIS, passant la tête par la fente du rideau Une chaise ! Une chaise est passée, de main en main, au-dessus des têtes. Le marquis la prend et disparaît, non sans avoir envoyé quelques baisers aux loges. UN SPECTATEUR Silence ! On refrappe les trois coups. Le rideau s'ouvre. Tableau. Les marquis assis sur les côtés, dans des poses insolentes. Toile de fond représentant un décor bleuâtre de pastorale. Quatre petits lustres de cristal éclairent la scène. Les violons jouent doucement. LE BRET, à Ragueneau, bas Montfleury entre en scène ? RAGUENEAU, bas aussi Oui, c'est lui qui commence. LE BRET Cyrano n'est pas là. RAGUENEAU J'ai perdu mon pari. LE BRET Tant mieux ! tant mieux ! On entend un air de musette, et Montfleury paraît en scène, énorme, dans un costume de berger de pastorale, un chapeau garni de roses penché sur l'oreille, et soufflant dans une cornemuse enrubannée. LE PARTERRE, applaudissant Bravo, Montfleury ! Montfleury ! MONTFLEURY, après avoir salué, jouant le rôle de Phédon " Heureux qui loin des cours, dans un lieu solitaire, Se prescrit à soi-même un exil volontaire, Et qui, lorsque Zéphire a soufflé sur les bois..." UNE VOIX, au milieu du parterre Coquin, ne t'ai-je pas interdit pour un mois ? VOIX DIVERSES Hein ? -Quoi ? -Qu'est-ce ?... On se lève dans les loges, pour voir. CUIGY C'est lui ! LE BRET, terrifié Cyrano ! LA VOIX Roi des pitres, Hors de scène à l'instant ! TOUTE LA SALLE, indignée Oh ! MONTFLEURY Mais... LA VOIX Tu récalcitres ? VOIX DIVERSES, du parterre, des loges Chut ! -Assez ! -Montfleury jouez ! -Ne craignez rien !... MONTFLEURY, d'une voix mal assurée "Heureux qui loin des cours dans un lieu sol..." LA VOIX, plus menaçante Eh bien ? Faudra-t-il que je fasse, ô Monarque des drôles, Une plantation de bois sur vos épaules ? Une canne au bout d'un bras jaillit au-dessus des têtes. MONTFLEURY, d'une voix de plus en plus faible "Heureux qui..." La canne s'agite. LA VOIX Sortez ! LE PARTERRE Oh ! MONTFLEURY, s'étranglant "Heureux qui loin des cours..." CYRANO, surgissant du parterre, debout sur une chaise, les bras croisés, le feutre en bataille, la moustache hérissée, le nez terrible Ah ! je vais me fâcher !... Sensation à sa vue. Scène IV - LES MEMES, CYRANO, puis BELLEROSE, JODELET MONTFLEURY, aux marquis Venez à mon secours, Messieurs ! UN MARQUIS, nonchalamment Mais jouez donc ! CYRANO Gros homme, si tu joues Je vais être obligé de te fesser les joues ! LE MARQUIS Assez ! CYRANO Que les marquis se taisent sur leurs bancs, Ou bien je fais tâter ma canne à leurs rubans ! TOUS LES MARQUIS, debout C'en est trop !... Montfleury... CYRANO Que Montfleury s'en aille, Ou bien je l'essorille et le désentripaille ! UNE VOIX Mais... CYRANO Qu'il sorte ! UNE AUTRE VOIX Pourtant... CYRANO Ce n'est pas encor fait ? Avec le geste de retrousser ses manches. Bon ! je vais sur la scène en guise de buffet, Découper cette mortadelle d'Italie ! MONTFLEURY, rassemblant toute sa dignité En m'insultant, Monsieur, vous insultez Thalie ! CYRANO, très poli Si cette Muse, à qui, Monsieur, vous n'êtes rien, Avait l'honneur de vous connaître, croyez bien Qu'en vous voyant si gros et bête comme une urne, Elle vous flanquerait quelque part son cothurne. LE PARTERRE Montfleury ! Montfleury ! -La pièce de Baro !- CYRANO, à ceux qui crient autour de lui Je vous en prie, ayez pitié de mon fourreau Si vous continuez, il va rendre sa lame ! Le cercle s'élargit. LA FOULE, reculant Hé ! la !... CYRANO, à Montfleury Sortez de scène ! LA FOULE, se rapprochant et grondant Oh ! oh ! CYRANO, se retournant vivement Quelqu'un réclame ? Nouveau recul. UNE VOIX, chantant au fond Monsieur de Cyrano Vraiment nous tyrannise, Malgré ce tyranneau On jouera la Clorise. TOUTE LA SALLE, chantant La Clorise, la Clorise !... CYRANO Si j'entends une fois encor cette chanson, Je vous assomme tous. UN BOURGEOIS Vous n'êtes pas Samson ! CYRANO Voulez-vous me prêter, Monsieur, votre mâchoire ? UNE DAME, dans les loges C'est inouï ! UN SEIGNEUR C'est scandaleux ! UN BOURGEOIS C'est vexatoire ! UN PAGE Ce qu'on s'amuse ! LE PARTERRE Kss ! -Montfleury ! -Cyrano ! CYRANO Silence ! LE PARTERRE, en délire Hi han ! Bêê ! Ouah, ouah ! Cocorico ! CYRANO Je vous... UN PAGE Miâou ! CYRANO Je vous ordonne de vous taire ! Et j'adresse un défi collectif au parterre ! -J'inscris les noms ! -Approchez-vous, jeunes héros ! Chacun son tour ! Je vais donner des numéros !- Allons, quel est celui qui veut ouvrir la liste ? Vous, Monsieur ? Non ! Vous ? Non ! Le premier duelliste, Je l'expédie avec les honneurs qu'on lui doit ! -Que tous ceux qui veulent mourir lèvent le doigt. Silence La pudeur vous défend de voir ma lame nue ? Pas un nom ? -Pas un doigt ? -C'est bien. Je continue. Se retournant vers la scène où Montfleury attend avec angoisse. Donc, je désire voir le théâtre guéri De cette fluxion. Sinon... La main à son épée. Le bistouri ! MONTFLEURY Je... CYRANO, descend de sa chaise, s'assied au milieu du rond qui s'est formé, s'installe comme chez lui Mes mains vont frapper trois claques, pleine lune ! Vous vous éclipserez à la troisième. LE PARTERRE, amusé Ah ?... CYRANO, frappant dans ses mains Une ! MONTFLEURY Je... UNE VOIX, des loges Restez ! LE PARTERRE Restera... restera pas... MONTFLEURY Je crois, Messieurs... CYRANO : Deux ! MONTFLEURY Je suis sûr qu'il vaudrait mieux que... CYRANO Trois ! Montfleury disparaît comme dans une trappe. Tempête de rires, et sifflets de huées. LA SALLE Hu !... hu !... Lâche !... Reviens !... CYRANO, épanoui, se renverse sur sa chaise et croise ses jambes Qu'il revienne, s'il ose ! UN BOURGEOIS L'orateur de la troupe ! Bellerose s'avance et salue. LES LOGES Ah !... Voilà Bellerose ! BELLEROSE, avec élégance Nobles seigneurs... LE PARTERRE Non ! Non ! Jodelet ! JODELET, s'avance, et, nasillard Tas de veaux ! LE PARTERRE Ah ! Ah ! Bravo ! très bien ! bravo ! JODELET Pas de bravos ! Le gros tragédien dont vous aimez le ventre S'est senti... LE PARTERRE C'est un lâche ! JODELET Il dut sortir ! LE PARTERRE Qu'il rentre ! LES UNS Non ! LES AUTRES Si ! UN JEUNE HOMME, à Cyrano Mais à la fin, monsieur, quelle raison Avez-vous de haïr Montfleury ? CYRANO, gracieux, toujours assis Jeune oison, J'ai deux raisons, dont chaque est suffisante seule. Primo : c'est un acteur déplorable, qui gueule, Et qui soulève avec des han ! de porteur d'eau, Le vers qu'il faut laisser s'envoler !-Secundo Est mon secret... LE VIEUX BOURGEOIS, derrière lui Mais vous nous privez sans scrupule De la Clorise ! Je m'entête... CYRANO, tournant sa chaise vers le bourgeois, respectueusement Vieille mule, Les vers du vieux Baro valant moins que zéro, J'interromps sans remords ! LES PRÉCIEUSES, dans les loges Ha ! -Ho ! -Notre Baro ! Ma chère ! -Peut-on dire ?... Ah ! Dieu !... CYRANO, tournant sa chaise vers les loges, galant Belles personnes, Rayonnez, fleurissez, soyez des échansonnes De rêve, d'un sourire enchantez un trépas, Inspirez-nous des vers... mais ne les jugez pas ! BELLEROSE Et l'argent qu'il va falloir rendre ! CYRANO, tournant sa chaise vers la scène Bellerose, Vous avez dit la seule intelligente chose ! Au manteau de Thespis je ne fais pas de trous Il se lève, et lançant un sac sur la scène. Attrapez cette bourse au vol, et taisez-vous ! LA SALLE, éblouie Ah !... Oh !... JODELET, ramassant prestement la bourse et la soupesant A ce prix-là, monsieur, je t'autorise A venir chaque jour empêcher la Clorise !... LA SALLE Hu !... Hu !... JODELET Dussions-nous même ensemble être hués !... BELLEROSE Il faut évacuer la salle !... JODELET Evacuez !... On commence à sortir, pendant que Cyrano regarde d'un air satisfait. Mais la foule s'arrête bientôt en entendant la scène suivante, et la sortie cesse. Les femmes qui, dans les loges, étaient déjà debout, leur manteau remis, s'arrêtent pour écouter, et finissent par se rasseoir. LE BRET, à Cyrano C'est fou !... UN FACHEUX, qui s'est approché de Cyrano Le comédien Montfleury ! Quel scandale ! Mais il est protégé par le duc de Candale ! Avez-vous un patron ? CYRANO Non ! LE FACHEUX Vous n'avez pas ?... CYRANO Non ! LE FACHEUX Quoi, pas un grand seigneur pour couvrir de son nom ?... CYRANO, agacé Non, ai-je dit deux fois. Faut-il donc que je trisse ? Non pas de protecteur... La main à son épée. mais une protectrice ! LE FACHEUX Mais vous allez quitter la ville ? CYRANO C'est selon. LE FACHEUX Mais le duc de Candale a le bras long ! CYRANO Moins long Que n'est le mien... Montrant son épée quand je lui mets cette rallonge ! LE FACHEUX Mais vous ne songez pas à prétendre... CYRANO J'y songe. LE FACHEUX Mais... CYRANO Tournez les talons, maintenant. LE FACHEUX Mais... CYRANO Tournez ! -Ou dites-moi pourquoi vous regardez mon nez. LE FACHEUX, ahuri Je... CYRANO, marchant sur lui Qu'a-t-il d'étonnant ? LE FACHEUX, reculant Votre Grâce se trompe... CYRANO Est-il mol et ballant, monsieur, comme une trompe ?... LE FACHEUX, même jeu Je n'ai pas... CYRANO Ou crochu comme un bec de hibou ? LE FACHEUX Je... CYRANO Y distingue-t-on une verrue au bout ? LE FACHEUX Mais... CYRANO Ou si quelque mouche, à pas lents, s'y promène ? Qu'a-t-il d'hétéroclite ? LE FACHEUX Oh !... CYRANO Est-ce un phénomène ? LE FACHEUX Mais d'y porter les yeux, j'avais su me garder ! CYRANO Et pourquoi, s'il vous plaît, ne pas le regarder ? LE FACHEUX J'avais... CYRANO Il vous dégoûte alors ? LE FACHEUX Monsieur... CYRANO Malsaine Vous semble sa couleur ? LE FACHEUX Monsieur ! CYRANO Sa forme, obscène ? LE FACHEUX Mais du tout !... CYRANO Pourquoi donc prendre un air dénigrant ? - Peut-être que monsieur le trouve un peu trop grand ? LE FACHEUX, balbutiant Je le trouve petit, tout petit, minuscule ! CYRANO Hein ? comment ? m'accuser d'un pareil ridicule ? Petit, mon nez ? Hola ! LE FACHEUX Ciel ! CYRANO Enorme, mon nez ! - Vil camus, sot camard, tête plate, apprenez Que je m'enorgueillis d'un pareil appendice, Attendu qu'un grand nez est proprement l'indice D'un homme affable, bon, courtois, spirituel, Libéral, courageux, tel que je suis, et tel Qu'il vous est interdit à jamais de vous croire, Déplorable maraud ! car la face sans gloire Que va chercher ma main en haut de votre col, Est aussi dénuée... Il le soufflette. LE FACHEUX Aï ! CYRANO De fierté, d'envol, De lyrisme, de pittoresque, d'étincelle, De somptuosité, de Nez enfin, que celle... Il le retourne par les épaules, joignant le geste à la parole. Que va chercher ma botte au bas de votre dos ! LE FACHEUX, se sauvant Au secours ! A la garde ! CYRANO Avis donc aux badauds Qui trouveraient plaisant mon milieu de visage, Et si le plaisantin est noble, mon usage Est de lui mettre, avant de le laisser s'enfuir, Par devant, et plus haut, du fer, et non du cuir ! DE GUICHE, qui est descendu de la scène, avec les marquis Mais à la fin il nous ennuie ! LE VICOMTE DE VALVERT, haussant les épaules Il fanfaronne ! DE GUICHE Personne ne va donc lui répondre ?... LE VICOMTE Personne ? Attendez ! Je vais lui lancer un de ces traits !... Il s'avance vers Cyrano qui l'observe, et se campant devant lui d'un air fat. Vous.... vous avez un nez... heu... un nez... très grand. CYRANO, gravement Très. LE VICOMTE, riant Ha ! CYRANO, imperturbable C'est tout ?... LE VICOMTE Mais... CYRANO Ah ! non ! c'est un peu court, jeune homme ! On pouvait dire... Oh ! Dieu !... bien des choses en somme... En variant le ton, -par exemple, tenez Agressif : "Moi, monsieur, si j'avais un tel nez, Il faudrait sur-le-champs que je me l'amputasse !" Amical : "Mais il doit tremper dans votre tasse Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap !" Descriptif : "C'est un roc !... c'est un pic !... c'est un cap ! Que dis-je, c'est un cap ?... C'est une péninsule !" Curieux : "De quoi sert cette oblongue capsule ? D'écritoire, monsieur, ou de boîtes à ciseaux ?" Gracieux : "Aimez-vous à ce point les oiseaux Que paternellement vous vous préoccupâtes De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ?" Truculent : "Ca, monsieur, lorsque vous pétunez, La vapeur du tabac vous sort-elle du nez Sans qu'un voisin ne crie au feu de cheminée ?" Prévenant : "Gardez-vous, votre tête entraînée Par ce poids, de tomber en avant sur le sol !" Tendre : "Faites-lui faire un petit parasol De peur que sa couleur au soleil ne se fane !" Pédant : "L'animal seul, monsieur, qu'Aristophane Appelle Hippocampelephantocamélos Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d'os !" Cavalier : "Quoi, l'ami, ce croc est à la mode ? Pour pendre son chapeau, c'est vraiment très commode !" Emphatique : "Aucun vent ne peut, nez magistral, T'enrhumer tout entier, excepté le mistral !" Dramatique : "C'est la Mer Rouge quand il saigne !" Admiratif : "Pour un parfumeur, quelle enseigne !" Lyrique : "Est-ce une conque, êtes-vous un triton ?" Naïf : "Ce monument, quand le visite-t-on ?" Respectueux : "Souffrez, monsieur, qu'on vous salue, C'est là ce qui s'appelle avoir pignon sur rue !" Campagnard : "Hé, ardé ! C'est-y un nez ? Nanain ! C'est queuqu'navet géant ou ben queuqu'melon nain !" Militaire : "Pointez contre cavalerie !" Pratique : "Voulez-vous le mettre en loterie ? Assurément, monsieur, ce sera le gros lot !" Enfin parodiant Pyrame en un sanglot "Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître A détruit l'harmonie ! Il en rougit, le traître !" -Voilà ce qu'à peu près, mon cher, vous m'auriez dit Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit Mais d'esprit, ô le plus lamentable des êtres, Vous n'en eûtes jamais un atome, et de lettres Vous n'avez que les trois qui forment le mot : sot ! Eussiez-vous eu, d'ailleurs, l'invention qu'il faut Pour pouvoir là, devant ces nobles galeries, me servir toutes ces folles plaisanteries, Que vous n'en eussiez pas articulé le quart De la moitié du commencement d'une, car Je me les sers moi-même, avec assez de verve, Mais je ne permets pas qu'un autre me les serve. DE GUICHE, voulant emmener le vicomte pétrifié Valvert, laissez donc ! LE VICOMTE, suffoqué Ces grands airs arrogants ! Un hobereau qui... qui... n'a même pas de gants ! Et qui sort sans rubans, sans bouffettes, sans ganses ! CYRANO Moi, c'est moralement que j'ai mes élégances. Je ne m'attife pas ainsi qu'un freluquet, Mais je suis plus soigné si je suis moins coquet ; Je ne sortirais pas avec, par négligence, Un affront pas très bien lavé, la conscience Jaune encore de sommeil dans le coin de son oeil, Un honneur chiffonné, des scrupules en deuil. Mais je marche sans rien sur moi qui ne reluise, Empanaché d'indépendance et de franchise ; Ce n'est pas une taille avantageuse, c'est Mon âme que je cambre ainsi qu'en un corset, Et tout couvert d'exploits qu'en rubans je m'attache, Retroussant mon esprit ainsi qu'une moustache, Je fais, en traversant les groupes et les ronds, Sonner les vérités comme des éperons. LE VICOMTE Mais, monsieur... CYRANO Je n'est pas de gants ?... La belle affaire ! Il m'en restait un seul d'une très vieille paire ! -Lequel m'était d'ailleurs encor fort importun Je l'ai laissé dans la figure de quelqu'un. LE VICOMTE Maraud, faquin, butor de pied plat ridicule. CYRANO, ôtant son chapeau et saluant comme si le vicomte venait de se présenter Ah ?... Et moi, Cyrano-Savinien-Hercule De Bergerac. Rires. LE VICOMTE, exaspéré Bouffon ! CYRANO, poussant un cri comme lorsqu'on est saisi d'une crampe Ay !... LE VICOMTE, qui remontait, se retournant Qu'est-ce encor qu'il dit ? CYRANO, avec des grimaces de douleur Il faut la remuer car elle s'engourdit... - Ce que c'est que de la laisser inoccupée !- Ay !... LE VICOMTE Qu'avez-vous ? CYRANO J'ai des fourmis dans mon épée ! LE VICOMTE, tirant la sienne Soit ! CYRANO Je vais vous donnez un petit coup charmant. LE VICOMTE, méprisant Poète !... CYRANO Oui, monsieur, poète ! et tellement, Qu'en ferraillant je vais- hop ! - à l'improvisade, Vous composez une ballade. LE VICOMTE Une ballade ? CYRANO Vous ne vous doutez pas de ce que c'est, je crois ? LE VICOMTE Mais... CYRANO, récitant comme une leçon La ballade, donc, se compose de trois Couplets de huit vers... LE VICOMTE, piétinant Oh ! CYRANO, continuant Et d'un envoi de quatre... LE VICOMTE Vous... CYRANO Je vais tout ensemble en faire une et me battre, Et vous touchez, monsieur, au dernier vers. LE VICOMTE Non ! CYRANO Non ? Déclamant "Ballade du duel qu'en l'hôtel bourguignon Monsieur de Bergerac eut avec un bélître !" LE VICOMTE Qu'est-ce que ça, s'il vous plaît ? CYRANO C'est le titre. LA SALLE, surexcitée au plus haut point Place ! -Très amusant ! -Rangez-vous ! -Pas de bruits ! Tableau. Cercle de curieux au parterre, les marquis et les officiers mêlés aux bourgeois et aux gens du peuple ; les pages grimpés sur des épaules pour mieux voir. Toutes les femmes debout dans les loges. A droite, De Guiche et ses gentilshommes. A gauche, Le Bret, Ragueneau, Cuigy, etc. CYRANO, fermant une seconde les yeux Attendez !... je choisis mes rimes... Là, j'y suis. Il fait ce qu'il dit, à mesure. Je jette avec grâce mon feutre, Je fais lentement l'abandon Du grand manteau qui me calfeutre, Et je tire mon espadon ; Elégant comme Céladon, Agile comme Scaramouche, Je vous préviens, cher Mirmydon, Qu'à la fin de l'envoi je touche ! Premiers engagements de fer. Vous auriez bien dû rester neutre ; Où vais-je vous larder, dindon ?... Dans le flanc, sous votre maheutre ?... Au coeur, sous votre bleu cordon ?... -Les coquilles tintent, ding-don ! Ma pointe voltige : une mouche ! Décidément... c'est au bedon, Qu'à la fin de l'envoi je touche. Il me manque une rime en eutre... Vous rompez, plus blanc qu'amidon ? C'est pour me fournir le mot pleutre ! - Tac ! je pare la pointe dont Vous espériez me faire dont :- J'ouvre la ligne,- je la bouche... Tiens bien ta broche, Laridon ! A la fin de l'envoi, je touche Il annonce solennellement ENVOI Prince, demande à Dieu pardon ! Je quarte du pied, j'escarmouche, je coupe, je feinte... Se fendant. Hé ! là donc Le vicomte chancelle ; Cyrano salue. A la fin de l'envoi, je touche. Acclamations. Applaudissements dans les loges. Des fleurs et des mouchoirs tombent. Les officiers entourent et félicitent Cyrano. Ragueneau danse d'enthousiasme. Le Bret est heureux et navré. Les amis du vicomte le soutiennent et l'emmènent. LA FOULE, en un long cri Ah !... UN CHEVAU-LEGER Superbe ! UNE FEMME Joli ! RAGUENEAU Pharamineux ! UN MARQUIS Nouveau !... LE BRET Insensé ! Bousculade autour de Cyrano. On entend ...Compliments... Félicite... bravo... VOIX DE FEMME C'est un héros !... UN MOUSQUETAIRE, s'avançant vivement vers Cyrano, la main tendue Monsieur, voulez-vous me permettre ?... C'est tout à fait très bien, et je crois m'y connaître ; J'ai du reste exprimé ma joie en trépignant !... Il s'éloigne. CYRANO, à Cuigy Comment s'appelle donc ce monsieur ? CUIGY D'Artagnan. LE BRET, à Cyrano, lui prenant le bras Cà, causons !... CYRANO Laisse un peu sortir cette cohue... A Bellerose. Je peux rester ? BELLEROSE, respectueusement Mais oui !... On entend des cris au dehors. JODELET, qui a regardé C'est Montfleury qu'on hue ! BELLEROSE, solennellement Sic transit !... Changeant de ton, au portier et au moucheur de chandelles. Balayer. Fermer. N'éteignez pas. Nous allons revenir après notre repas. Répéter pour demain une nouvelle farce. Jodelet et Bellerose sortent, après de grands saluts à Cyrano. LE PORTIER, à Cyrano Vous ne dînez donc pas ? CYRANO Moi ?... Non. Le portier se retire. LE BRET, à Cyrano Parce que ? CYRANO, fièrement Parce... Changeant de ton, en voyant que le portier est loin. Que je n'ai pas d'argent !... LE BRET, faisant le geste de lancer un sac Comment ! le sac d'écus ?... CYRANO Pension paternelle, en un jour, tu vécus ! LE BRET Pour vivre tout un mois, alors ?... CYRANO Rien ne me reste. LE BRET Jeter ce sac, quelle sottise ! CYRANO Mais quel geste !... LA DISTRIBUTRICE, toussant derrière son petit comptoir Hum !... Cyrano et le Bret se retournent. Elle s'avance intimidée. Monsieur... Vous savoir jeûner... le coeur me fend... Montrant le buffet. J'ai là tout ce qu'il faut... Avec élan. Prenez ! CYRANO, se découvrant Ma chère enfant, Encor que mon orgueil de Gascon m'interdise D'accepter de vos doigts la moindre friandise, J'ai trop peur qu'un refus ne vous soit un chagrin, Et j'accepterais donc... Il va au buffet et choisis. Oh ! peu de chose ! - Un grain de ce raisin... Elle veut lui donner la grappe, il cueille un grain. Un seul !... Ce verre d'eau... Elle veut y verser du vin, il l'arrête. Limpide ! -Et la moitié d'un macaron ! Il rend l'autre moitié. LE BRET Mais c'est stupide ! LA DISTRIBUTRICE Oh ! quelque chose encor ! CYRANO La main à baiser. Il baise, comme la main d'une princesse, la main qu'elle lui tend. LA DISTRIBUTRICE Merci, monsieur. Révérence. Bonsoir. Elle sort. Scène V - CYRANO, LE BRET, puis LE PORTIER. CYRANO, à Le Bret Je t'écoute causer. Il s'installe devant le buffet et rangeant devant lui le macaron. Dîner !... ... le verre d'eau. Boisson !... ... le grain de raisin. Dessert !... Il s'assied. Là, je me mets à table ! -Ah !... j'avais une faim, mon cher, épouvantable ! Mangeant. -Tu disais ? LE BRET Que ces fats aux grands airs belliqueux Te fausseront l'esprit si tu n'écoutes qu'eux !... Va consulter des gens de bon sens, et t'informe De l'effet qu'a produit ton algarade. CYRANO, achevant son macaron Enorme. LE BRET Le Cardinal CYRANO, s'épanouissant Il était là, le Cardinal ? LE BRET A dû trouver cela... CYRANO Mais très original. LE BRET Pourtant... CYRANO C'est un auteur.Il ne peut lui déplaire Que l'on vienne troubler la pièce d'un confrère. LE BRET Tu te mets sur les bras, vraiment, trop d'ennemis ! CYRANO, attaquant son grain de raisin Combien puis-je, à peu près, ce soir, m'en être mis ? LE BRET Quarante-huit. Sans compter les femmes. CYRANO Voyons, compte ! LE BRET Montfleury, le bourgeois, De Guiche,le vicomte, Baro, l'Académie... CYRANO Assez ! tu me ravis ! LE BRET Mais où te mènera la façon dont tu vis ? Quel système est le tien ? CYRANO J'errais dans un méandre ; J'avais trop de partis, trop compliqués, à prendre ; J'ai pris... LE BRET Lequel ? CYRANO Mais le plus simple, de beaucoup. J'ai décidé d'être admirable, en tout, pour tout ! LE BRET, haussant les épaules Soit !- Mais enfin, à moi, le motif de ta haine Pour Montfleury, le vrai, dis-le-moi ! CYRANO, se levant Ce Silène, Si ventru que son doigt n'atteint pas son nombril, Pour les femmes encor se croit un doux péril, Et leur fait, cependant qu'en jouant il bredouille, Des yeux de carpes avec ses gros yeux de grenouilles !... Et je le hais depuis qu'il se permit, un soir, De poser son regard, sur celle... Oh ! j'ai cru voir Glisser sur une fleur une longue limace ! LE BRET, stupéfait Hein ? Comment ? Serait-il possible ?... CYRANO, avec un rire amer Que j'aimasse ?... Changement de ton et gravement. J'aime. LE BRET Et peut-on savoir ? Tu ne m'a jamais dit ?... CYRANO Qui j'aime ?... Réfléchis, voyons. Il m'interdit Le rêve d'être aimé même par une laide, Ce nez qui d'un quart d'heure en tous lieux me précède ; Alors moi, j'aime qui ?... Mais cela va de soit ! J'aime -mais c'est forcé !- la plus belle qui soit ! LE BRET La plus belle ?... CYRANO Tout simplement, qui soit au monde ! La plus brillante, la plus fine, Avec accablement La plus blonde ! LE BRET Eh, mon Dieu, quelle est donc cette femme ?... CYRANO Un danger Mortel sans le vouloir, exquis sans y songer, Un piège de nature, une rose muscade Dans laquelle l'amour se tient en embuscade ! Qui connaît son sourire a connu le parfait. Elle fait de la grâce avec rien, elle fait Tenir tout le divin dans un geste quelconque, Et tu ne saurais pas, Vénus, monter en conque, Ni toi, Diane, marcher dans les grands bois fleuris, Comme elle monte en chaise et marche dans Paris !... LE BRET Sapristi ! Je comprends. C'est clair ! CYRANO C'est diaphane. LE BRET Magdeleine Robin, ta cousine ! CYRANO Oui, -Roxane. LE BRET Eh bien ! mais c'est au mieux ! Tu l'aimes ? Dis-le-lui ! Tu t'es couvert de gloire à ses yeux aujourd'hui ! CYRANO Regarde-moi, mon cher, et dis quelle espérance Pourrait bien me laisser cette protubérance ! Oh ! je ne me fais pas d'illusions ! -Parbleu, Oui, quelquefois, je m'attendris, dans le soir bleu ; J'entre en quelque jardin où l'heure se parfume ; Avec mon pauvre grand diable de nez je hume L'avril, -je suis des yeux, sous un rayon d'argent, Au bras d'un cavalier, quelque femme, en songeant Que pour marcher, à petits pas, dans de la lune, Aussi moi j'aimerais au bras en avoir une, Je m'exalte, j'oublie... et j'aperçois soudain L'ombre de mon profil sur le mur du jardin ! LE BRET, ému Mon ami !... CYRANO Mon ami, j'ai de mauvaises heures ! De me sentir si laid, parfois, tout seul... LE BRET, vivement, lui prenant la main Tu pleures ? CYRANO Ah ! non, cela, jamais ! Non, ce serait trop laid, Si le long de ce nez une larme coulait ! Je ne laisserai pas, tant que j'en serai maître, La divine beauté des larmes se commettre Avec tant de laideur grossière !... Vois-tu bien, Les larmes, il n'est rien de plus sublime, rien, Et je ne voudrais pas qu'excitant la risée, Une seule, par moi, fut ridiculisée !... LE BRET Va ne t'attriste pas ! L'amour n'est que hasard ! CYRANO, secouant la tête Non ! J'aime Cléopâtre : ai-je l'air d'un César ? J'adore Bérénice : ai-je l'aspect d'un Tite ? LE BRET Mais ton courage ! ton esprit ! -Cette petite Qui t'offrait là, tantôt, ce modeste repas, Ses yeux, tu l'as bien vu, ne te détestaient pas ! CYRANO, saisi C'est vrai ! LE BRET Hé ! Bien ! alors ?... Mais, Roxane, elle-même, Toute blême a suivi ton duel !... CYRANO Toute blême ? LE BRET Son coeur et son esprit déjà sont étonnés ! Ose, et lui parle, afin... CYRANO Qu'elle me rie au nez ? Non ! -C'est la seule chose au monde que je craigne ! LE PORTIER, introduisant quelqu'un à Cyrano Monsieur, on vous demande... CYRANO, voyant la duègne Ah ! mon Dieu ! Sa duègne ! Scène VI - CYRANO, LE BRET, LA DUEGNE LA DUEGNE, avec un grand salut De son vaillant cousin on désire savoir Où l'on peut, en secret, le voir. CYRANO, bouleversé Me voir ? LA DUEGNE, avec une révérence Vous voir. -- On a des choses à vous dire. CYRANO Des ?... LA DUEGNE, nouvelle révérence Des choses ! CYRANO, chancelant Ah ! mon Dieu ! LA DUEGNE L'on ira, demain, aux primes roses D'aurore, -ouïr la messe à Saint-Roch. CYRANO, se soutenant sur Le Bret Ah ! mon Dieu ! LA DUEGNE En sortant, -- où peut-on entrer, causer un peu ? CYRANO, affolé Où ?... Je... Ah ! mon Dieu !... LA DUEGNE Dites vite. CYRANO Je cherche !... LA DUEGNE Où ?... CYRANO Chez... chez... Ragueneau... le pâtissier... LA DUEGNE Il perche ? CYRANO Dans la rue -Ah ! mon Dieu, mon Dieu !- Saint-Honoré !... LA DUEGNE, remontant On ira. Soyez-y. Sept heures. CYRANO J'y serai. La duègne sort. Scène VII - CYRANO, LE BRET, puis LES COMEDIENS, LES COMEDIENNES, CUIGY, BRISSAILLE, LIGNIERE, LE PORTIER, LES VIOLONS. CYRANO, tombant dans les bras de Le Bret Moi !... D'elle !... Un rendez-vous !... LE BRET Eh bien ! tu n'es plus triste ? CYRANO Ah ! pour quoi que ce soit, elle sait que j'existe ! LE BRET Maintenant, tu vas être calme ? CYRANO, hors de lui Maintenant... Mais je vais être frénétique et fulminant ! Il me faut une armée entière à déconfire ! J'ai dix coeurs ; j'ai vingts bras ; il ne peut me suffire De pourfendre des nains... Il crie à tue-tête. Il me faut des géants ! Depuis un moment, sur la scène, au fond, des ombres de comédiens et de comédiennes s'agitent, chuchotent : on commence à répéter. Les violons ont repris leur place. UNE VOIX, de la scène Hé ! pst ! là-bas ! Silence ! on répète céans ! CYRANO, riant Nous partons Il remonte ; par la grande porte du fond ; entrent Cuigy, Brissaille, plusieurs officiers, qui soutiennent Lignière complètement ivre. CUIGY Cyrano ! CYRANO Qu'est-ce ? CUIGY Une énorme grive Qu'on t'apporte ! BRISSAILLE Il ne peut rentrer chez lui ! CYRANO Pourquoi ? LIGNIERE, d'une voix pâteuse, lui montrant un billet tout chiffonné Ce billet m'avertit... cent hommes contre moi... A cause de... chanson... grand danger me menace... Porte de Nesle... Il faut, pour rentrer, que j'y passe... Permets-moi donc d'aller coucher sous... sous ton toit ! CYRANO Cent hommes, m'as-tu dis ? Tu coucheras chez toi ! LIGNIERE, épouvanté Mais... CYRANO, d''une voix terrible, lui montrant la lanterne allumé que le portier balance en écoutant curieusement cette scène Prends cette lanterne !... Lignière saisit précipitamment la lanterne. Et marche ! -Je te jure Que c'est moi qui ferai ce soir ta couverture !... Aux officiers. Vous, suivez à distance, et vous serez témoins ! CUIGY Mais cent hommes !... CYRANO Ce soir, il ne m'en faut pas moins ! Les comédiens et les comédiennes, descendus de scène, se sont rapprochés dans leurs divers costumes. LE BRET Mais pourquoi protéger... CYRANO Voilà Le Bret qui grogne ! LE BRET Cet ivrogne banal ?... CYRANO, frappant sur l'épaule de Lignière Parce que cet ivrogne, Ce tonneau de muscat, ce fût de rossoli, Fit quelque chose un jour de tout à fait joli Au sortir d'une messe ayant, selon le rite, Vu celle qu'il aimait prendre de l'eau bénite, Lui que l'eau fait sauver, courut au bénitier, Se pencha sur sa conque et le but tout entier !... UNE COMEDIENNE, en costume de soubrette Tiens, c'est gentil, cela ! CYRANO N'est-ce pas, la soubrette ? LA COMEDIENNE, aux autres Mais pourquoi sont-ils cent contre un pauvre poète ? CYRANO Marchons. Aux officiers. Et vous, messieurs, en me voyant charger, Ne me secondez pas, quel que soit le danger ! UNE AUTRE COMEDIENNE, sautant de la scène Oh ! mais moi je vais voir ! CYRANO Venez !... UNE AUTRE, sautant aussi, à un vieux comédien Viens-tu Cassandre ?... CYRANO Venez tous, le Docteur, Isabelle, Léandre, Tous ! Car vos allez joindre, essaim charmant et fol, La farce italienne à ce drame espagnol, Et sur son ronflement tintant un bruit fantasque, L'entourer de grelots comme un tambour basque !... TOUTES LES FEMMES, sautant de joie Bravo ! -Vite, une mante ! -Un capuchon ! JODELET Allons ! CYRANO, aux violons Vous nous jouerez un air, messieurs les violons ! Les violons se joignent au cortège qui se forme. On s'empare des chandelles allumées de la rampe et on se les distribue. Cela devient une retraite aux flambeaux. Bravo ! des officiers, des femmes en costume, Et vingt pas en avant... Il se place comme il dit. Moi, tout seul, sous la plume Que la gloire elle-même à ce feutre piqua, Fier comme un Scipion triplement Nasica !... -C'est compris ? Défendu de me prêter main-forte ! On y est ?... Un, deux, trois ! Portier, ouvre la porte ! Le portier ouvre à deux battants. Un coin du vieux Paris pittoresque lunaire paraît. Ah !... Paris fuit, nocturne et quasi nébuleux ; Le clair de lune coule aux pentes des toits bleus ; Un cadre se prépare, exquis, pour cette scène ; Là-bas, sous des vapeurs en écharpe, la Seine, Comme un mystérieux et magique miroir, Tremble... Et vous allez voir ce que vous allez voir ! TOUS A la porte de Nesle ! CYRANO, debout sur le seuil A la porte de Nesle ! Se retournant avant de sortir, à la soubrette. Ne demandiez-vous pas pourquoi, mademoiselle, Contre ce seul rimeur cent hommes furent mis ? Il tire l'épée et, tranquillement. C'est parce qu'on savait qu'il est de mes amis ! Il sort. Le cortège, -Lignière zigzaguant en tête, -puis les comédiennes aux bras des officiers, -puis les comédiens gambadant, -se met en marche dans la nuit au son des violons, et à la lueur falote des chandelles. RIDEAU Deuxième Acte ------------------------ La rôtisserie des poètes La boutique de Ragueneau, rôtisseur-pâtissier, vaste ouvroir au coin de la rue Saint-Honoré et de la rue de l'Arbre-Sec qu'on aperçoit largement au fond, par le vitrage de la porte, grises dans les premières lueurs de l'aube. A gauche, premier plan, comptoir surmonté d'un dais en fer forgé, auquel sont accrochés des oies, des canards, des paons blancs. Dans de grands vases de faïence de hauts bouquets de fleurs naïves, principalement des tournesols jaunes. Du même côté, second plan, immense cheminée devant laquelle, entre de monstrueux chenets, dont chacun supporte une petite marmite, les rôtis pleurent dans les lèchefrites. A droite, premier plan avec porte. Deuxième plan, un escalier montant à une petite salle en soupente, dont on aperçoit l'intérieure par des volets ouverts ; une table y est dressée, un menu lustre flamand y luit : c'est un réduit où l'on va manger et boire. Une galerie de bois, faisant suite à l'escalier, semble mener à d'autres petites salles analogues. Au milieu de la rôtisserie, un cercle en fer que l'on peut faire descendre avec une corde, et auquel de grosses pièces sont accrochées, fait un lustre gibier. Les fours, dans l'ombre, sous l'escalier, rougeoient. Des cuivres étincellent. Des broches tournent. Des pièces montées pyramident. Des jambons pendent. C'est le coup de feu matinal. Bousculade de marmitons effarés, d'énormes cuisiniers et de minuscules gâte-sauces. Foisonnement de bonnets à plume de poulet ou à aile de pintade. On apporte, sur des plaques de tôle et des clayons d'osier, des quinconces de brioches, des villages de petits-fours. Des tables sont couvertes de gâteaux et de plats. D'autres entourées de chaises, attendent les mangeurs et les buveurs. Une plus petite, dans un coin, disparaît sous les papiers. Ragueneau y est assis au lever du rideau, il écrit. Scène Première - RAGUENEAU, PATISSIER, puis LISE. Ragueneau, à la petite table, écrivant d'un air inspiré, et comptant sur ses doigts. PREMIER PATISSIER, apportant une pièce montée Fruits en nougat ! DEUXIEME PATISSIER, apportant un plat Flan ! TROISIEME PATISSIER, apportant un rôti paré de plumes Paon ! QUATRIEME PATISSIER, apportant une plaque de gâteaux Roinsoles ! CINQUIEME PATISSIER, apportant une sorte de terrine Boeuf en daube ! RAGUENEAU, cessant d'écrire et levant la tête Sur les cuivres, déjà, glisse l'argent de l'aube ! Etouffe en toi le dieu qui chante, Ragueneau ! L'heure du luth viendra, -c'est l'heure du fourneau ! Il se lève. -A un cuisinier. Vous, veuillez m'allonger cette sauce, elle est courte ! LE CUISINIER De combien ? RAGUENEAU De trois pieds. Il passe. LE CUISINIER Hein ! PREMIER PATISSIER La tarte ! DEUXIEME PATISSIER La tourte ! RAGUENEAU, devant la cheminée Ma Muse, éloigne-toi, pour que tes yeux charmants N'aillent pas se rougir au feu de ces sarments ! A un pâtissier, lui montrant des pains. Vous avez mal placé la fente de ces miches Au milieu la césure, -entre les hémistiches ! A un autre, lui montrant un pâté inachevé. A ce palais de croûte, il faut, vous, mettre un toit... A un jeune apprenti, qui, assis par terre, embroche des volailles. Et toi, sur cette broche interminable, toi, Le modeste poulet et la dinde superbe, Alterne-les, mon fils, comme le vieux Malherbe Alternait les grands vers avec les plus petits, Et fais tourner au feu des strophes de rôtis ! UN AUTRE APPRENTI, s'avançant avec un plateau recouvert d'une assiette Maître, en pensant à vous, dans le four, j'ai fait cuire Ceci, qui vous plaira, je l'espère. Il découvre un plateau, on voit une grande lyre de pâtisserie. RAGUENEAU, ébloui Une lyre ! L'APPRENTI En pâte de brioche. RAGUENEAU, ému Avec des fruits confits ! L'APPRENTI Et les cordes, voyez, en sucre je les fis. RAGUENEAU, lui donnant de l'argent Va boire à ma santé ! Apercevant Lise qui entre. Chut ! ma femme ! Circule, Et cache cet argent ! A Lise, lui montrant la lyre d'un air gêné. C'est beau ? LISE C'est ridicule ! Elle pose sur le comptoir une pile de sacs en papier. RAGUENEAU Des sacs ?... Bon. Merci. Il les regarde. Ciel ! Mes livres vénérés ! Les vers de mes amis ! déchirés ! démembrés ! Pour en faire des sacs à mettre des croquantes... Ah ! vous renouvelez Orphée et les bacchantes ! LISE, sèchement Et n'ai-je pas le droit d'utiliser vraiment Ce que laissent ici, pour unique paiement, Vos méchants écriveurs de lignes inégales ! RAGUENEAU Fourmi !... n'insulte pas ces divines cigales ! LISE Avant de fréquenter ces gens-là, mon ami, Vous ne m'appeliez pas bacchante, -ni fourmi ! RAGUENEAU Avec des vers, faire cela ! LISE Pas autre chose. RAGUENEAU Que faites-vous, alors, madame, avec la prose ? Scène II - LES MEMES, DEUX ENFANTS qui viennent d'entrer dans la pâtisserie. RAGUENEAU Vous désirez, petits ? PREMIER ENFANT Trois pâtés. RAGUENEAU, les servant Là, bien roux... Et bien chauds. DEUXIEME ENFANT S'il vous plaît, enveloppez-les-nous ? RAGUENEAU, saisi, à part Hélas ! un de mes sacs ! Aux enfants. Que je les enveloppe ?... Il prend un sac et au moment d'y mettre les pâtés, il lit. "Tel Ulysse, le jour qu'il quitta Pénélope..." Pas celui-ci !... Il le met de côté et en prend un autre. Au moment d'y mettre les pâtés, il lit. "Le blond Phoebus..." Pas celui-là ! Même jeu. LISE, impatientée Eh bien ! qu'attendez-vous ? RAGUENEAU Voilà, voilà, voilà ! Il en prend un troisième et se résigne. Le sonnet à Philis !... mais c'est dur tout de même ! LISE C'est heureux qu'il se soit décidé ! Haussant les épaules. Nicodème ! Elle monte sur une chaise et se met à ranger des plats sur une crédence. RAGUENEAU, profitant de ce qu'elle tourne le dos, rappelle les enfants déjà à la porte Pst !... Petits !... Rendez-moi le sonnet à Philis, Au lieu de trois pâtés je vous en donne six. Les enfants lui rendent le sac, prennent vivement les gâteaux et sortent. Ragueneau, défripant le papier, se met à lire en déclamant. "Philis !..." Sur ce doux nom, une tache de beurre !... "Philis !... ! Cyrano entre brusquement. Scène III - RAGUENEAU, LISE, CYRANO,puis LE MOUSQUETAIRE. CYRANO Quelle heure est-il ? RAGUENEAU, le saluant avec empressement Six heures. CYRANO, avec émotion Dans une heure ! Il va et vient dans la boutique. RAGUENEAU, le suivant Bravo ? J'ai vu... CYRANO Quoi donc ! RAGUENEAU Votre combat !... CYRANO Lequel ? RAGUENEAU Celui de l'Hôtel de Bourgogne ! CYRANO, avec dédain Ah !... Le duel !... RAGUENEAU, admiratif Oui, le duel en vers !... LISE Il en a plein la bouche ! CYRANO Allons ! tant mieux ! RAGUENEAU, se fendant avec une broche qu'il a saisi "A la fin de l'envoi, je touche !... A la fin de l'envoi, je touche !..." Que c'est beau ! Avec un enthousiasme croissant. "A la fin de l'envoi..." CYRANO Quelle heure, Ragueneau ? RAGUENEAU, restant fendu pour regarder l'horloge. Six heures cinq !... "...Je touche !" Il se relève. ... Oh ! faire une ballade LISE, à Cyrano, qui en passant devant son comptoir lui a serré distraitement la main Qu'avez-vous à la main ? CYRANO Rien. Une estafilade. RAGUENEAU Courûtes-vous quelque péril ? CYRANO Aucun péril. LISE, le menaçant du doigt Je crois que vous mentez ! CYRANO Mon nez remuerait-il ? Il faudrait que ce fût pour un mensonge énorme ! Changeant de ton. J'attends ici quelqu'un. Si ce n'est pas sous l'orme, Vous nous laisserez seuls. RAGUENEAU C'est que je ne peux pas ; Mes rimeurs vont venir... LISE, ironique Pour leur premier repas. CYRANO Tu les éloigneras quand je te ferai signe... L'heure ? RAGUENEAU Six heures dix. CYRANO, s'asseyant nerveusement à la table de Ragueneau et prenant du papier Une plume ?... RAGUENEAU, lui offrant celle qu'il a à son oreille De cygne. UN MOUSQUETAIRE, superbement moustachu, entre et d'une voix de stentor Salut ! Lise remonte vivement vers lui. CYRANO, se retournant Qu'est-ce ? RAGUENEAU Un ami de ma femme. Un guerrier Terrible, -à ce qu'il dit !... CYRANO, reprenant la plume et éloignant du geste Ragueneau Chut !... Ecrire, -plier,- A lui-même. Lui donner, -me sauver... Jetant la plume. Lâche !... Mais que je meure, Si j'ose lui parler, lui dire un seul mot... A Ragueneau L'heure ? RAGUENEAU Six et quart !... CYRANO, se frappant sa poitrine ...un seul mot de tous ceux que j'ai là ! Tandis qu'en écrivant... Il reprend la plume. Eh bien ! écrivons-là, Cette lettre d'amour qu'en moi-même j'ai faite Et refaite cent fois, de sorte qu'elle est prête, Et que mettant mon âme à côté du papier, Je n'ai tout simplement qu'à la recopier. Il écrit. Derrière le vitrage de la porte on voit s'agiter des silhouettes maigres et hésitantes. Scène IV - RAGUENEAU, LISE, LE MOUSQUETAIRE,CYRANO, à la petite table écrivant, LES POETES, vêtus de noir,les bas tombants, couverts de boue LISE, entrant, à Ragueneau Les voici vos crottés ! PREMIER POETE, entrant, à Ragueneau Confrère !... DEUXIEME POETE, de même, lui secouant les mains Cher confrère ! TROISIEME POETE Aigle des pâtissiers ! Il renifle. Ca sent bon dans votre aire. QUATRIEME POETE O Phoebus-Rôtisseur ! CINQUIEME POETE Apollon maître-queux !... RAGUENEAU, entouré, embrassé, secoué Comme on est tout de suite à son aise avec eux !... PREMIER POETE Nous fûmes retardés par la foule attroupée A la porte de Nesle !... DEUXIEME POETE Ouverts à coups d'épée, Huit malandrins sanglants illustraient les pavés ! CYRANO, levant une seconde la tête Huit ?... Tiens, je croyais sept. Il reprend sa lettre. RAGUENEAU, à Cyrano Est-ce que vous savez Le héros du combat ? CYRANO,négligemment Moi ?... Non ! LISE, au mousquetaire Et vous ? LE MOUSQUETAIRE, se frisant la moustache Peut-être ! CYRANO, écrivant, à part, on l'entend murmurer de temps en temps Je vous aime... PREMIER POETE Un seul homme, assurait-on, sut mettre Toute une bande en fuite !... DEUXIEME POETE Oh ! c'était curieux ! Des piques, des bâtons jonchait le sol !... CYRANO, écrivant ...vos yeux... TROISIEME POETE On trouvait des chapeaux jusqu'au quai des Orfèvres ! PREMIER POETE Sapristi ! ce dut être féroce... CYRANO, même jeu ...vos lèvres... PREMIER POETE Un terrible géant, l'auteur de ces exploits ! CYRANO, même jeu ...Et je m'évanouis de peur quand je vous vois. DEUXIEME POETE, happant un gâteau Qu'as-tu rimé de neuf, Ragueneau ? CYRANO, même jeu ... qui vous aime... Il s'arrête au moment de signer, et se lève, mettant sa lettre dans son pourpoint. Pas besoin de signer. Je la donne moi-même. RAGUENEAU, au deuxième poète J'ai mis une recette en vers. TROISIEME POETE, s'installant près d'un plateau de choux à la crème Oyons ces vers ! QUATRIEME POETE, regardant une brioche qu'il a prise Cette brioche a mis son bonnet de travers. Il la décoiffe d'un coup de dent. PREMIER POETE Ce pain d'épice suit le rimeur famélique, De ses yeux en amande aux sourcils d'angélique ! Il happe le morceau de pain d'épice. DEUXIEME POETE Nous écoutons. TROISIEME POETE, serrant légèrement un chou entre ses doigts Ce chou bave sa crème. Il rit. DEUXIEME POETE, mordant à même la grande lyre de pâtisserie Pour la première fois la Lyre me nourrit ! RAGUENEAU, qui s'est préparé à réciter, qui a toussé, assuré son bonnet, pris une pose Une recette en vers... DEUXIEME POETE, au premier, lui donnant un coup de coude Tu déjeunes ? PREMIER POETE, au deuxième Tu dînes ! RAGUENEAU Comment on fait les tartelettes amandines. Battez, pour qu'ils soient mousseux, Quelques oeufs ; Incorporez à leur mousse Un jus de cédrat choisi ; Versez-y Un bon lait d'amande douce ; Mettez de la pâte à flan Dans le flanc De moules à tartelette ; D'un doigt preste, abricotez Les côtés ; Versez goutte à gouttelette Votre mousse en ces puits, puis Que ces puits Passent au four, et, blondines, Sortant en gais troupelets, Ce sont les Tartelettes amandines ! LES POETES, la bouche pleine Exquis ! Délicieux ! UN POETE, s'étouffant Homph ! Ils remontent vers le fond, en mangeant. Cyrano qui a observé s'avance vers Ragueneau. CYRANO Bercés par ta voix, Ne vois-tu pas comme ils s'empiffrent ? RAGUENEAU, plus bas, avec un sourire Je le vois... Sans regarder, de peur que cela ne les trouble ; Et dire ainsi mes vers me donne un plaisir double, Puisque je satisfais un doux faible que j'ai Tout en laissant manger ceux qui n'ont pas mangé ! CYRANO, lui frappant sur l'épaule Toi tu me plais !... Ragueneau va rejoindre ses amis. Cyrano le suit des yeux, puis, un peu brusquement. Hé là, Lise ? Lise, en conversation tendre avec le mousquetaire, tressaille et descend vers Cyrano. Ce capitaine... Vous assiège ? LISE, offensée Oh ! mes yeux, d'une oeillade hautaine, Savent vaincre quiconque attaque mes vertus. CYRANO Euh ! pour des yeux vainqueurs, je les trouve battus. LISE, suffoquée Mais... CYRANO, nettement Ragueneau me plaît. C'est pourquoi, dame Lise, Je défends que quelqu'un le ridicoculise. LISE Mais... CYRANO, qui a élevé la voix assez pour être entendu du galant A bon entendeur... Il salue le mousquetaire, et va se mettre en observation, à la porte du fond, après avoir regardé l'horloge LISE, au mousquetaire qui a simplement rendu son salut à Cyrano Vraiment, vous m'étonnez !... Répondez... sur son nez... LE MOUSQUETAIRE Sur son nez... sur son nez... Il s'éloigne vivement, Lise le suit. CYRANO, de la porte du fond, faisant signe à Ragueneau d'emmener les poètes Pst !... RAGUENEAU, montrant aux poètes la porte de droite Nous serons bien mieux par là... CYRANO, s'impatientant Pst ! pst !... RAGUENEAU, les entraînant Pour lire Des vers... PREMIER POETE, désespéré, la bouche pleine Mais les gâteaux !... DEUXIEME POETE Emportons-les ! Il sortent tous derrière Ragueneau, processionnellement, et après avoir fait une rafle de plateaux. Scène V - CYRANO, ROXANE, LA DUEGNE CYRANO Je tire Ma lettre si je sens seulement qu'il y a Le moindre espoir !... Roxane, masquée, suivie de la duègne, paraît derrière le vitrage. Il ouvre vivement la porte. Entrez !... Marchant sur la duègne. Vous, deux mots duègna ! LA DUEGNE Quatre. CYRANO Etes-vous gourmande ? LA DUEGNE A m'en rendre malade. CYRANO, prenant vivement des sacs de papier sur le comptoir Bon. Voici deux sonnets de monsieur Benserade... LA DUEGNE, piteuse Heu !... CYRANO ...que je vous remplis de darioles. LA DUEGNE, changeant de figure Hou ! CYRANO Aimez-vous le gâteaux qu'on nomme petit chou ? LA DUEGNE, avec dignité Monsieur, j'en fais état, lorsqu'il est à la crème. CYRANO J'en plonge six pour vous dans le sein d'un poème De Saint-Amand ! Et dans ces vers de Chapelain Je dépose un fragment, moins lourd, de poupelin. -Ah ! Vous aimez les gâteaux frais ? LA DUEGNE J'en suis férue ! CYRANO, lui chargeant les bras de sacs remplis Veuillez aller manger tous ceux-ci dans la rue. LA DUEGNE Mais... CYRANO, la poussant dehors Et ne revenez qu'après avoir fini ! Il referme la porte, redescend vers Roxane, et s'arrête, découvert, à une distance respectueuse. Scène VI - CYRANO, ROXANE, LA DUEGNE, un instant. CYRANO Que l'instant entre tous les instants soit béni, Où, cessant d'oublier qu'humblement je respire Vous venez jusqu'ici pour me dire... me dire ?... ROXANE, qui s'est démasquée Mais tout d'abord merci, car ce drôle, ce fat Qu'au brave jeu d'épée, hier, vous avez fait mat, C'est lui qu'un grand seigneur... épris de moi... CYRANO De Guiche ? ROXANE, baissant les yeux Cherchait à m'imposer... comme mari... CYRANO Postiche ? Saluant. Je me suis donc battu, madame, et c'est tant mieux, Non pour mon vilain nez, mais bien pour vos beaux yeux. ROXANE Puis... je voulais... Mais pour l'aveu que je viens faire, Il faut que je revoie en vous le... presque frère, Avec qui je jouais, dans le parc-près du lac !... CYRANO Oui... Vous veniez tous les étés à Bergerac !... ROXANE Les roseaux fournissaient le bois pour vos épées... CYRANO Et les maïs, les cheveux blonds pour vos poupées ! ROXANE C'était le temps des jeux... CYRANO Des mûrons aigrelets... ROXANE Le temps où vous faisiez tout ce que je voulais !... CYRANO Roxane, en jupons courts, s'appelait Madeleine... ROXANE J'étais jolie, alors ? CYRANO Vous n'étiez pas vilaine. ROXANE Parfois, la main en sang de quelque grimpement, Vous accourriez ! - Alors, jouant à la maman, Je disais d'une voix qui tâchait d'être dure Elle lui prend la main. "Qu'est-ce que c'est encore que cette égratignure ?" Elle s'arrête stupéfaite. Oh ! C'est trop fort ! Et celle-ci ! Cyrano veut retirer sa main. Non ! montrez-la ! Hein ? à votre âge, encor ! -Où t'es-tu fait cela ? CYRANO En jouant, du côté de la porte de Nesle. ROXANE, s'asseyant à une table, et trempant son mouchoir dans un verre d'eau Donnez ! CYRANO, s'asseyant aussi Si gentiment ! Si gaiement maternelle ! ROXANE Et, dites-moi, -pendant que j'ôte un peu le sang,- Ils étaient contre vous ? CYRANO Oh ! pas tout à fait cent. ROXANE Racontez ! CYRANO Non. Laissez. Mais vous, dites la chose Que vous n'osiez tantôt me dire... ROXANE, sans quitter sa main A présent j'ose, Car le passé m'encouragea de son parfum ! Oui, j'ose maintenant. Voilà. J'aime quelqu'un. CYRANO Ah !... ROXANE Qui ne le sait pas d'ailleurs. CYRANO ; Ah !... ROXANE Pas encore. CYRANO Ah !... ROXANE Mais qui va bientôt le savoir, s'il l'ignore. CYRANO Ah !... ROXANE Un pauvre garçon qui jusqu'ici m'aima Timidement, de loin, sans oser le dire... CYRANO Ah !... ROXANE Laissez-moi votre main, voyons, elle a la fièvre.- Mais moi j'ai vu trembler les aveux sur sa lèvre. CYRANO Ah !... ROXANE, achevant de lui faire un petit bandage avec son mouchoir Et figurez-vous, tenez, que, justement Oui, mon cousin, il sert dans votre régiment ! CYRANO Ah !... ROXANE, riant Puisqu'il est cadet dans votre compagnie ! CYRANO Ah !... ROXANE Il a sur son front de l'esprit, du génie, Il est fier, noble, jeune, intrépide, beau... CYRANO, se levant tout pâle Beau ! ROXANE Quoi ? Qu'avez-vous ? CYRANO Moi, rien... c'est... c'est... Il montre sa main, avec un sourire. C'est ce bobo. ROXANE Enfin, je l'aime. Il faut d'ailleurs que je vous dise Que je ne l'ai jamais vu qu'à la Comédie... CYRANO Vous ne vous êtes donc pas parlé ? ROXANE Nos yeux seuls. CYRANO Mais comment savez-vous, alors ? ROXANE Sous les tilleuls De la place Royale, on cause... Des bavardes M'ont renseignée... CYRANO Il est cadet ? ROXANE Cadet aux gardes. CYRANO Son nom ? ROXANE Baron Christian de Neuvillette. CYRANO Hein ?... Il n'est pas aux cadets. ROXANE Si, depuis ce matin Capitaine Carbon de Castel-Jaloux. CYRANO Vite, Vite, on lance son coeur !... Mais ma pauvre petite... LA DUEGNE, ouvrant la porte du fond J'ai fini les gâteaux , monsieur de Bergerac ! CYRANO Eh bien ! lisez les vers imprimés sur le sac ! La duègne disparaît. ...Ma pauvre enfant, vous qui n'aimez que beau langage, Bel esprit, -si c'était un profane, un sauvage. ROXANE Non, il a les cheveux d'un héros de d'Urfé ! CYRANO S'il était aussi maldisant que bien coiffé ! ROXANE Non, tous les mots qu'il dit sont fins, je le devine ! CYRANO Oui, tous les mots sont fins quand la moustache est fine. -Mais si c'était un sot !... ROXANE, frappant du pied Eh bien ! j'en mourrais, là ! CYRANO, après un temps Vous m'avez fait venir pour me dire cela ? Je n'en sens pas très bien l'utilité, madame. ROXANE Ah, c'est que quelqu'un hier m'a mis la mort dans l'âme, Et me disant que tous, vous êtes tous Gascons Dans votre compagnie... CYRANO Et que nous provoquons Tous les blancs-becs qui, par faveur, se font admettre Parmi les purs Gascons que nous sommes, sans l'être ? C'est ce qu'on vous a dit ? ROXANE Et vous pensez si j'ai Tremblé pour lui ! CYRANO, entre ses dents Non sans raison ! ROXANE Mais j'ai songé Lorsque invincible et grand, hier, vous nous apparûtes, Châtiant ce coquin, tenant tête à ces brutes, - J'ai songé : s'il voulait, lui que tous ils craindront... CYRANO C'est bien, je défendrai votre petit baron. ROXANE Oh, n'est-ce pas que vous allez me le défendre ? J'ai toujours eu pour vous une amitié si tendre. CYRANO Oui, oui. ROXANE Vous serez son ami ? CYRANO Je le serai. ROXANE Et jamais il n'aura de duel ? CYRANO C'est juré. ROXANE Oh ! je vous aime bien. Il faut que je m'en aille. Elle remet vivement son masque, une dentelle sur son front, et, distraitement. Mais vous ne m'avez pas raconté la bataille De cette nuit. Vraiment ce dut être inouï !... -Dites-lui qu'il m'écrive. Elle lui envoie un petit baiser de la main. Oh ! je vous aime ! CYRANO Oui, oui. ROXANE Cent hommes contre vous ? Allons adieu.-Nous sommes De grands amis ! CYRANO Oui, oui. ROXANE Qu'il m'écrive ! -Cent hommes !- Vous me direz plus tard. Maintenant je ne puis. Cent hommes ! Quel courage ! CYRANO, la saluant Oh ! j'ai fait mieux depuis. Elle sort. Cyrano reste immobile, les yeux à terre. Un silence. La porte de droite s'ouvre. Ragueneau passe la tête. Scène VII - CYRANO, RAGUENEAU, LES POETES, CARBON DE CASTEL-JALOUX, LES CADETS, LA FOULE, etc., puis DE GUICHE. RAGUENEAU Peut-on rentrer ? CYRANO, sans bouger Oui... Ragueneau fait signe et ses amis rentrent. En même temps, à la porte du fond paraît Carbon de Castel-Jaloux, costume de capitaine aux gardes, qui fait de grands gestes en apercevant Cyrano. CARBON DE CASTEL-JALOUX Le voilà ! CYRANO, levant la tête Mon capitaine... CARBON, exultant Notre héros ! Nous savons tout ! Une trentaine De mes cadets sont là !... CYRANO, reculant Mais... CARBON, voulant l'entraîner Viens ! on veut te voir ! CYRANO Non ! CARBON Ils boivent en face, à la Croix du Trahoir. CYRANO Je... CARBON, remontant à la porte, et criant à la cantonade, d'une voix de tonnerre Le héros refuse. Il est d'humeur bourru ! UNE VOIX, au dehors Ah ! Sandious ! Tumulte au dehors, bruits d'épées et de bottes qui se rapprochent. CARBON, se frottant les mains Les voici qui traversent la rue !... LES CADETS, entrant dans la rôtisserie Mille dious ! -Capdedious ! -Mordious ! -Pocapdedious ! RAGUENEAU, reculant épouvanté Messieurs, vous êtes donc tous de la Gascogne ! LES CADETS Tous ! UN CADET, à Cyrano Bravo ! CYRANO Baron ! UN AUTRE, lui secouant les mains Vivat ! CYRANO Baron ! TROSIEME CADET Que je t'embrasse ! CYRANO Baron !... PLUSIEURS GASCONS Embrassons-le ! CYRANO, ne sachant auquel répondre Baron... baron... de grâce... RAGUENEAU Vous êtes tous barons, messieurs ? LES CADETS Tous ? RAGUENEAU Le sont-ils ?... PREMIER CADET On ferait une tour rien qu'avec nos tortils ! LE BRET, entrant, et courant à Cyrano On te cherche ! Une foule en délire conduite Par ceux qui cette nuit marchèrent à te suite... CYRANO, épouvanté Tu ne leur as pas dit où je me trouve ?... LE BRET, se frottant les mains Si ! UN BOURGEOIS, entrant suivi d'un groupe Monsieur, tout le Marais se fait porter ici ! Au dehors la rue s'est remplie de monde. Des chaises à porteurs, des carrosses s'arrêtent. LE BRET, bas, souriant, à Cyrano Et Roxane ? CYRANO, vivement Tais-toi ! LA FOULE, criant dehors Cyrano !... Une cohue se précipite dans la pâtisserie. Bousculade. Acclamations. RAGUENEAU, debout sur une table Ma boutique Est envahie ! On casse tout ! C'est magnifique ! DES GENS, autour de Cyrano Mon ami... mon ami... CYRANO Je n'avais pas hier Tant d'amis !... LE BRET, ravi Le succès ! UN PETIT MARQUIS, accourant, les mains tendues Si tu savais, mon cher... CYRANO Si tu ?... Tu ?... Qu'est-ce donc qu'ensemble nous gardâmes ? UN AUTRE Je veux vous présenter, Monsieur, à quelques dames Qui là, dans mon carrosse... CYRANO, froidement Et vous d'abord, à moi, Qui vous présentera ? LE BRET, stupéfait Mais qu'as-tu donc ? CYRANO Tais-toi ! UN HOMME DE LETTRE, avec une écritoire Puis-je avoir des détails sur ?... CYRANO Non. LE BRET, lui poussant le coude C'est Théophraste Renaudot ! l'inventeur de la gazette. CYRANO Baste ! LE BRET Cette feuille où l'on fait tant de choses tenir ! On dit que cette idée a beaucoup d'avenir ! LE POETE, s'avançant Monsieur... CYRANO Encor ! LE POETE Je veux faire une pentacrostiche Sur votre nom... QUELQU'UN, s'avançant encore Monsieur... CYRANO Assez ! Mouvement. On se range. De Guiche paraît escorté d'officiers. Cuigy, Brissaille, les officiers qui sont partis avec Cyrano à la fin du premier acte. Cuigy vient vivement à Cyrano. CUIGY, à Cyrano Monsieur de Guiche ! Murmure. Tout le monde se range. Vient de la part du maréchal de Gassion ! DE GUICHE, saluant Cyrano ...Qui tient à vous mander son admiration Pour le nouvel exploit dont le bruit vient de courre. LA FOULE Bravo !... CYRANO, s'inclinant Le maréchal s'y connaît en bravoure. DE GUICHE Il n'aurait jamais cru le fait si ces messieurs N'avaient pu lui jurer l'avoir vu. CUIGY De nos yeux. LE BRET, bas à Cyrano, qui a l'air absent Mais... CYRANO Tais-toi ! LE BRET Tu parais souffrir ! CYRANO, tressaillant et se redressant vivement Devant ce monde ?... Sa moustache se hérisse ; il poitrine. Moi souffrir ?... Tu vas voir ! DE GUICHE, auquel Cuigy a parlé à l'oreille Votre carrière abonde De beaux exploits, déjà. -Vous servez chez ces fous De gascons, n'est-ce pas ? CYRANO Aux cadets, oui. UN CADET, d'une voix terrible Chez nous ! DE GUICHE, regardant les Gascons, rangés derrière Cyrano Ah ! ah !... Tous ces messieurs à la mine hautaine, Ce sont donc les fameux ?... CARBON DE CASTEL-JALOUX Cyrano ! CYRANO Capitaine ? CARBON Puisque ma compagnie est, je crois, au complet, Veuillez la présenter au comte, s'il vous plaît. CYRANO, faisant deux pas vers De Guiche, et montrant les cadets Ce sont les cadets de Gascogne De Carbon de Castel-Jaloux ; Bretteurs et menteurs sans vergogne, Ce sont les cadets de Gascogne ! Parlant blason, lambel, bastogne, Tous plus nobles que des filous, Ce sont les cadets de Gascogne De Carbon de Castel-Jaloux Oeil d'aigle, jambe de cigogne, Moustache de chat, dents de loups, Fendant la canaille qui grogne, Oeil d'aigle, jambe de cigogne, Ils vont, -coiffés d'un vieux vigogne Dont la plume cache les trous !- Oeil d'aigle, jambe de cigogne, Moustache de chat, dents de loups ! Perce-Bedaine et Casse-Trogne Sont leurs sobriquets les plus doux ; De gloire, leur âme est ivrogne ! Perce-Bedaine et Casse-Trogne, Dans tous les endroits où l'on cogne Ils se donnent des rendez-vous... Perce-Bedaine et Casse-Trogne Sont leurs sobriquets les plus doux ! Voici les cadets de Gascogne Qui font cocus tous les jaloux ! O femme, adorable carogne, Voici les cadets de Gascogne ! Que le vieil époux se renfrogne Sonnez, clairons ! chantez, coucous ! Voici les cadets de Gascogne Qui font cocus tous les jaloux ! DE GUICHE, nonchalamment assis dans un fauteuil que Ragueneau a vite apporté Un poète est un luxe, aujourd'hui, qu'on se donne. -- Voulez-vous être à moi ? CYRANO Non, Monsieur, à personne. DE GUICHE Votre verve amusa mon oncle Richelieu, Hier. Je veux vous servir auprès de lui. LE BRET, ébloui Grand Dieu ! DE GUICHE Vous avez bien rimé cinq actes, j'imagine ? LE BRET, à l'oreille de Cyrano Tu vas faire jouer, mon cher, ton Agrippine ! DE GUICHE Portez-les-lui. CYRANO, tenté et un peu charmé Vraiment... DE GUICHE Il est des plus experts. Il vous corrigera seulement quelques vers... CYRANO, dont le visage s'est immédiatement rembruni Impossible, Monsieur ; mon sang se coagule En pensant qu'on y peut changer une virgule. DE GUICHE Mais quand un vers lui plaît, en revanche, mon cher, Il le paye très cher. CYRANO Il le paye moins cher Que moi, lorsque j'ai fait un vers, et que je l'aime, Je me le paye, en me le chantant à moi-même ! DE GUICHE Vous êtes fier. CYRANO Vraiment, vous l'avez remarqué ? UN CADET, entrant avec, enfilés à son épée, des chapeaux aux plumets miteux, aux coiffes trouées, défoncées Regarde, Cyrano ! ce matin, sur le quai, Le bizarre gibier à plumes que nous prîmes ! Les feutres des fuyards !... CARBON Des dépouilles opimes ! TOUT LE MONDE, riant Ah ! Ah ! Ah ! CUIGY Celui qui posta ces gueux, ma foi, Doit rager aujourd'hui. BRISSAILLE Sait-on qui c'est ? DE GUICHE C'est moi. Les rires s'arrêtent. Je les avais chargés de châtier, -- besogne Qu'on ne fait pas soi-même, -- un rimailleur ivrogne. Silence gêné. LE CADET, à mi-voix, à Cyrano, lui montrant les feutres Que faut-il qu'on en fasse ? Ils sont gras... Un salmis ? CYRANO, prenant l'épée où ils sont enfilés, et les faisant, dans un salut, tous glisser aux pieds de De Guiche Monsieur, si vous voulez les rendre à vos amis ? DE GUICHE, se levant et d'une voix brève Ma chaise et mes porteurs, tout de suite : je monte. A Cyrano, violemment. Vous, Monsieur !... UNE VOIX, dans la rue, criant Les porteurs de monseigneur le comte De Guiche ! DE GUICHE, qui s'est dominé, avec un sourire ... Avez-vous lu Don Quichot ? CYRANO Je l'ai lu. Et me découvre au nom de cet hurluberlu. DE GUICHE Veuillez donc méditer alors... UN PORTEUR, paraissant au fond Voici la chaise. DE GUICHE Sur le chapitre des moulins ! CYRANO, saluant Chapitre treize. DE GUICHE Car lorsqu'on les attaque, il arrive souvent... CYRANO J'attaque donc des gens qui tournent à tout vent ? DE GUICHE Qu'un moulinet de leurs grands bras chargés de toiles Vous lance dans la boue !... CYRANO Ou bien dans les étoiles ! De Guiche sort. On le voit remonter en chaise. Les seigneurs s'éloignent en chuchotant. Le Bret les réaccompagne. La foule sort. Scène VII - CYRANO, LE BRET, LES CADETS, qui se sont attablés à droite et à gauche et auxquels on sert à boire et à manger. CYRANO, saluant d'un air goguenard ceux qui sortent sans oser le saluer Messieurs... Messieurs... Messieurs... LE BRET, désolé, redescendant, les bras au ciel Ah ! dans quels jolis draps... CYRANO Oh ! toi ! tu vas grogner ! LE BRET Enfin, tu conviendras Qu'assassiner toujours la chance passagère, Devient exagéré. CYRANO Hé bien oui, j'exagère ! LE BRET, triomphant Ah ! CYRANO Mais pour le principe, et pour l'exemple aussi, Je trouve qu'il est bon d'exagérer ainsi. LE BRET Si tu laissais un peu ton âme mousquetaire La fortune et la gloire... CYRANO Et que faudrait-il faire ? Chercher un protecteur puissant, prendre un patron, Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce, Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ? Non, merci. Dédier, comme tous ils le font, Des vers aux financiers ? se changer en bouffon Dans l'espoir vil de voir, aux lèvres d'un ministre, Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ? Non, merci. Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud ? Avoir un ventre usé par la marche ? une peau Qui plus vite, à l'endroit des genoux, devient sale ? Exécuter des tours de souplesse dorsale ?... Non, merci. D'une main flatter la chèvre au cou Cependant que, de l'autre, on arrose le chou, Et donneur de séné par désir de rhubarbe, Avoir un encensoir, toujours, dans quelque barbe ? Non, merci ! Se pousser de giron en giron, Devenir un petit grand homme dans un rond, Et naviguer, avec des madrigaux pour rames, Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames ? Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy Faire éditer ses vers en payant ? Non, merci ! S'aller faire nommer pape par les conciles Que dans les cabarets tiennent des imbéciles ? Non, merci ! Travailler à se construire un nom Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres ? Non, Merci ! Ne découvrir du talent qu'aux mazettes ? Etre terrorisé par de vagues gazettes, Et se dire sans cesse : "Oh, pourvu que je sois Dans les petits papiers du Mercure François ?"... Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême, Préférer faire une visite qu'un poème, Rédiger des placets, se faire présenter ? Non, merci ! non, merci ! non, merci ! Mais... chanter, Rêver, rire, passer, être seul, être libre, Avoir l'oeil qui regarde bien, la voix qui vibre, Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers, Pour un oui, pour un non, se battre, -ou faire un vers ! Travailler sans souci de gloire ou de fortune, A tel voyage, auquel on pense, dans la lune ! N'écrire jamais rien qui de soi ne sortît, Et modeste d'ailleurs, se dire : mon petit, Sois satisfait des fleurs, des fruits, même des feuilles, Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard, Ne pas être obligé d'en rien rendre à César, Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite, Bref, dédaignant d'être le lierre parasite, Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul, Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul ! LE BRET Tout seul, soit ! mais non pas contre tous ! Comment diable As-tu donc contracté la manie effroyable De te faire toujours, partout, des ennemis ? CYRANO A force de vous voir vous faire des amis, Et rire à ces amis dont vous avez des foules, D'une bouche empruntée au derrière des poules ! J'aime raréfier sur mes pas les saluts, Et m'écrie avec joie : un ennemi de plus ! LE BRET Quelle aberration ! CYRANO Eh bien ! oui, c'est mon vice. Déplaire est mon plaisir. J'aime qu'on me haïsse. Mon cher, si tu savais comme l'on marche mieux Sous la pistolétade excitante des yeux ! Comme, sur les pourpoints, font d'amusantes taches Le fiel des envieux et la bave des lâches ! -Vous, la molle amitié dont vous vous entourez, Ressemble à ces grands cols d'Italie, ajourés Et flottants, dans lesquels votre cou s'effémine On y est plus à l'aise... et de moins haute mine, Car le front n'ayant pas de maintien ni de loi, S'abandonne à pencher dans tous les sens. Mais moi, La Haine, chaque jour, me tuyaute et m'apprête La fraise dont l'empois force à lever la tête ; Chaque ennemi de plus est un nouveau godron Qui m'ajoute une gêne, et m'ajoute un rayon Car, pareille en tous points à la fraise espagnole, La Haine est un carcan, mais c'est une auréole ! LE BRET, après un silence, passant son bras sous le sien Fais tout haut l'orgueilleux et l'amer, mais tout bas, Dis-moi tout simplement qu'elle ne t'aime pas ! CYRANO, vivement Tais-toi ! Depuis un moment, Christian est entré, s'est mêlé aux cadets ; ceux-ci ne lui adressent pas la parole ; il a fini par s'asseoir seul à une petite table où Lise le sert. Scène IX - CYRANO, LE BRET, LES CADETS, CHRISTIAN DE NEUVILLETTE. UN CADET, assis à une table du fond, le verre en main Hé ! Cyrano ! Cyrano se retourne. Le récit ? CYRANO Tout à l'heure ! Il remonte au bras de Le Bret. Ils causent bas. LE CADET, se levant, et descendant Le récit du combat ! Ce sera la meilleure Leçon Il s'arrête devant la table où est Christian. pour ce timide apprentif ! CHRISTIAN, levant la tête Apprentif ? UN AUTRE CADET Oui, septentrional maladif ! CHRISTIAN Maladif ? PREMIER CADET, goguenard Monsieur de Neuvillette, apprenez quelque chose C'est qu'il est un objet, chez nous, dont on ne cause Pas plus que de cordon dans l'hôtel d'un pendu ! CHRISTIAN Qu'est-ce ? UN AUTRE CADET, d'une voix terrible Regardez-moi ! Il pose trois fois, mystérieusement, son doigt sur son nez. M'avez-vous entendu ? CHRISTIAN Ah ! c'est le... UN AUTRE Chut !... jamais ce mot ne se profère ! Il montre Cyrano qui cause au fond avec Le Bret. Ou c'est à lui, là-bas, que l'on aurait affaire ! UN AUTRE, qui, pendant qu'il était tourné vers les premiers, est venu sans bruit s'asseoir sur la table, dans son dos Deux nasillard par lui furent exterminés Parce qu'il lui déplut qu'ils parlassent du nez ! UN AUTRE, d'une voix caverneuse, surgissant de sous la table où il s'est glissé à quatre pattes On ne peut faire, sans défuncter avant l'âge, La moindre allusion au fatal cartilage ! UN AUTRE, lui posant la main sur l'épaule Un mot suffit ! Que dis-je, un mot ? Un geste, un seul ! Et tirer son mouchoir, c'est tirer son linceul ! Silence. Tous autour de lui, les bras croisés, le regardent. Il se lève et va à Carbon de Castel-Jaloux qui, causant avec un officier, a l'air de ne rien voir. CHRISTIAN Capitaine ! CARBON, se retournant et le toisant Monsieur ? CHRISTIAN Que fait-on quand on trouve Des méridionaux trop vantard ?... CARBON On leur prouve Qu'on peut être du Nord et courageux. Il lui tourne le dos. CHRISTIAN Merci. PREMIER CADET, à Cyrano Maintenant, ton récit ! TOUS Son récit ! CYRANO, redescendant vers eux Mon récit ?... Tous rapprochent leurs escabeaux, se groupent autour de lui, tendent le col. Christian s'est mis à cheval sur une chaise. Eh bien ! donc je marchais tout seul, à leur rencontre. La lune, dans le ciel, luisait comme une montre, Quand soudain, je ne sais quel soigneux horloger S'étant mis à passer un coton nuager Sur le boîtier d'argent de cette montre ronde, Il se fit une nuit la plus noire du monde, Et les quais n'étant pas du tout illuminés, Mordious ! on n'y voyait pas plus loin... CHRISTIAN Que son nez. Silence. Tout le monde se lève lentement. On regarde Cyrano avec terreur. Celui-ci s'est interrompu, stupéfait. Attente. CYRANO Qu'est-ce que c'est que cet homme-là ? UN CADET, à mi-voix C'est un homme Arrivé ce matin. CYRANO, faisant un pas vers Christian Ce matin ? CARBON, à mi-voix Il se nomme Le baron de Neuvil... CYRANO, vivement, s'arrêtant Ah ! c'est bien... Il pâlit, rougit, a encore un mouvement pour se jeter sur Christian. Je... Puis, il se domine, et dit d'une voix sourde. Très bien... Il reprend. Je disais donc... Avec un éclat de rage dans la voix. Mordious !... Il continue d'un ton naturel. que l'on n'y voyait rien. Stupeur. On se rassied en se regardant. Et je marchais, songeant que pour un gueux fort mince J'allais mécontenté quelque grand, quelque prince, Qui m'aurait sûrement... CHRISTIAN Dans le nez... Tout le monde se lève. Christian se balance sur sa chaise. CYRANO, d'une voix étranglée Une dent,- Qui m'aurait une dent... et qu'en somme, imprudent, J'allais fourrer... CHRISTIAN Le nez... CYRANO Le doigt... entre l'écorce Et l'arbre, car ce grand pouvait être de force A me faire donner... CHRISTIAN Sur le nez... CYRANO, essuyant la sueur à son front Sur les doigts. - Mais j'ajoutai : Marche, Gascon, fais ce que dois ! Va, Cyrano ! Et ce disant, je me hasarde, Quand, dans l'ombre, quelqu'un me porte... CHRISTIAN Une nasarde. CYRANO Je la pare et soudain me trouve... CHRISTIAN Nez à nez... CYRANO, bondissant vers lui Ventre-Saint-Gris ! Tous les Gascons se précipitent pour voir ; arrivé sur Christian, il se maîtrise et continue. avec cent braillards avinés Qui puaient... CHRISTIAN A plein nez... CYRANO, blême et souriant L'oignon et la litharge ! Je bondis, front baissé... CHRISTIAN Nez au vent ! CYRANO Et je charge ! J'en estomaque deux ! J'en empale un tout vif ! Quelqu'un m'ajuste : Paf ! et je riposte... CHRISTIAN Pif ! CYRANO, éclatant Tonnerre ! Sortez tous ! Tous les cadets se précipitent vers les portes. PREMIER CADET C'est le réveil du tigre ! CYRANO Tous ! Et laissez-moi seul avec cet homme ! DEUXIEME CADET Bigre ! On va le retrouver en hachis ! RAGUENEAU En hachis ? UN AUTRE CADET Dans un de vos pâtés ! RAGUENEAU Je sens que je blanchis, Et que je m'amollis comme une serviette ! CARBON Sortons ! UN AUTRE Il n'en va pas laissez une miette ! UN AUTRE Ce qui va se passer ici, j'en meurs d'effroi ! UN AUTRE, refermant la porte de droite Quelque chose d'épouvantable ! Ils sont tous sortis, -soit par le fond, soit par les côtés,- quelques-uns ont disparu par l'escalier. Cyrano et Christian restent face à face, et se regardent un moment. Scène X - CYRANO, CHRISTIAN CYRANO Embrasse-moi ! CHRISTIAN Monsieur... CYRANO Brave. CHRISTIAN Ah çà ! mais !... CYRANO Très brave. Je préfère. CHRISTIAN Me direz-vous ?... CYRANO Embrasse-moi. Je suis son frère. CHRISTIAN De qui ? CYRANO Mais d'elle ! CHRISTIAN Hein ?... CYRANO Mais de Roxane ! CHRISTIAN, courant à lui Ciel ! Vous, son frère ? CYRANO Ou tout comme : un cousin fraternel. CHRISTIAN Elle vous a ?... CYRANO Tout dit ! CHRISTIAN M'aime-t-elle ? CYRANO Peut-être ! CHRISTIAN, lui prenant les mains Comme je suis heureux, Monsieur, de vous connaître ! CYRANO Voilà ce qui s'appelle un sentiment soudain. CHRISTIAN Pardonnez-moi... CYRANO, le regardant, et lui mettant la main sur l'épaule C'est vrai qu'il est beau, le gredin ! CHRISTIAN Si vous saviez, Monsieur, comme je vous admire ! CYRANO Mais tous ces nez que vous m'avez... CHRISTIAN Je les retire ! CYRANO Roxane attend ce soir une lettre... CHRISTIAN Hélas ! CYRANO Quoi ! CHRISTIAN C'est de me perdre que de cesser de rester coi ! CYRANO Comment ? CHRISTIAN Las ! je suis sot à m'en tuer de honte ! CYRANO Mais non, tu ne l'es pas puisque tu t'en rends compte. D'ailleurs, tu ne m'as pas attaqué comme un sot. CHRISTIAN Bah ! on trouve des mots quand on monte à l'assaut ! Oui, j'ai certain esprit facile et militaire, Mais je ne sais, devant les femmes, que me taire. Oh ! leurs yeux, quand je passe, ont pour moi des bontés... CYRANO Leurs coeurs n'en ont-ils plus quand vous vous arrêtez ? CHRISTIAN Non ! car je suis de ceux, -je le sais... et je tremble !- Qui ne savent parler d'amour. CYRANO Tiens !... Il me semble Que si l'on eût pris soin de me mieux modeler, J'aurais été de ceux qui savent en parler. CHRISTIAN Oh ! pouvoir exprimer les choses avec grâce ! CYRANO Etre un joli petit mousquetaire qui passe ! CHRISTIAN Roxane est précieuse et sûrement je vais Désillusionner Roxane ! CYRANO, regardant Christian Si j'avais Pour exprimer mon âme un pareil interprète ! CHRISTIAN, avec désespoir Il me faudrait de l'éloquence ! CYRANO, brusquement Je t'en prête ! Toi du charme physique et vainqueur, prête-m'en Et faisons à nous deux un héros de roman ! CHRISTIAN Quoi ? CYRANO Te sentirais-tu de répéter les choses Que chaque jour je t'apprendrais ?... CHRISTIAN Tu me proposes ?... CYRANO Roxane n'aura pas de désillusion ! Dis, veux-tu qu'à nous deux nous la séduisions ? Veux-tu sentir passer, de mon pourpoint de buffle Dans ton pourpoint brodé, l'âme que je t'insuffle !... CHRISTIAN Mais, Cyrano !... CYRANO Christian, veux-tu ? CHRISTIAN Tu me fais peur ! CYRANO Puisque tu crains, tout seul, de refroidir son coeur, Veux-tu que nous fassions -et bientôt tu l'embrases !- Collaborer un peu tes lèvres et mes phrases ?... CHRISTIAN Tes yeux brillent !... CYRANO Veux-tu ?... CHRISTIAN Quoi ! cela te ferait Tant de plaisir ?... CYRANO, avec enivrement Cela... Se reprenant, et en artiste. Cela m'amuserait ! C'est une expérience à tenter un poète. Veux-tu me compléter et que je te complète ? Tu marcheras, j'irai dans l'ombre à ton côté Je serai ton esprit, tu seras ma beauté. CHRISTIAN Mais la lettre qu'il faut, au plus tôt, lui remettre ! Je ne pourrai jamais... CYRANO, sortant de son pourpoint la lettre qu'il a écrite Tiens, la voilà, ta lettre ! CHRISTIAN Comment ? CYRANO Hormis l'adresse, il n'y manque plus rien. CHRISTIAN Je... CYRANO Tu peux l'envoyer. Sois tranquille. Elle est bien. CHRISTIAN Vous aviez ?... CYRANO Nous avons toujours, nous, dans nos poches, Des épîtres à des Chloris... de nos caboches, Car nous sommes ceux-là qui ont pour amantes n'ont Que du rêve soufflé dans la bulle d'un nom !... Prends, et tu changeras en vérités ces feintes ; Je lançais au hasard ces aveux et ces plaintes Tu verras se poser tous ces oiseaux errants. Tu verras que je fus dans cette lettre -prends !- D'autant plus éloquent que j'étais moins sincère ! -Prends donc, et finissons ! CHRISTIAN N'est-il pas nécessaire De changer quelques mots ? Ecrite en divaguant, Ira-t-elle à Roxane ? CYRANO Elle ira comme un gant ! CHRISTIAN Mais... CYRANO La crédulité de l'amour-propre est telle, Que Roxane croira que c'est écrit pour elle ! CHRISTIAN Ah ! mon ami ! Il se jette dans les bras de Cyrano. Ils restent embrassés. Scène XI - CYRANO, CHRISTIAN, LES GASCONS, LE MOUSQUETAIRE, LISE UN CADET, entr'ouvrant la porte Plus rien... Un silence de mort... Je n'ose regarder... Il passe la tête. Hein ? TOUS LES CADETS, entrant et voyant Cyrano et Christian qui s'embrassent Ah !... Oh !... UN CADET C'est trop fort ! Consternation. LE MOUSQUETAIRE, goguenard Ouais ?... CARBON Notre démon est doux comme un apôtre ! Quand sur une narine on le frappe, -il tend l'autre ? LE MOUSQUETAIRE On peut donc lui parler de son nez, maintenant ?... Appelant Lise, d'un air triomphant. - Eh ! Lise ! Tu vas voir ! Humant l'air avec affectation. Oh !... oh !... c'est surprenant ! Quelle odeur !... Allant à Cyrano, dont il regarde le nez avec impertinence. Mais monsieur doit l'avoir reniflée ? Qu'est-ce que cela sent ici ?... CYRANO, le souffletant La giroflée ! Joie. Les cadets ont retrouvé Cyrano : ils font des culbutes. RIDEAU TROISIEME ACTE ------------------- Le baiser de Roxane Une petite place dans l'ancien Marais. Vieilles maisons. Perspectives de ruelles. A droite, la maison de Roxane et le mur de son jardin que débordent de larges feuillages. Au- dessus de la porte, fenêtre et balcon. Un banc devant le seuil. Du lierre grimpe au mur, du jasmin enguirlande le balcon, frissonne et retombe. Par le banc et les pierres en saillie du mur, on peut facilement grimper au balcon. En face, une ancienne maison de même style, brique et pierre, avec une porte d'entrée. Le heurtoir de cette porte est emmailloté de linge comme un pouce malade. Au lever du rideau, la duègne est assise sur le banc. La fenêtre est grande ouverte sur le balcon de Roxane. Prés de la duègne se tient debout Ragueneau, vêtu d'une sorte de livrée : il termine un récit en s'essuyant les yeux. Scène Première - RAGUENEAU, LA DUEGNE, puis ROXANE, CYRANO et DEUX PAGES RAGUENEAU ... Et puis, elle est partie avec un mousquetaire ! Seul, ruiné, je me pends. J'avais quitté la terre. Monsieur de Bergerac entre, et, me dépendant, Me vient à sa cousine offrir comme intendant. LA DUEGNE Mais comment expliquer cette ruine où vous êtes ? RAGUENEAU Lise aimait les guerriers, et j'aimais les poètes ! Mars mangeait les gâteaux que laissaient Apollon - Alors, vous comprenez, cela ne fut pas long ! LA DUEGNE, se levant et appelant vers la fenêtre ouverte Roxane, êtes-vous prête ?... On nous attend ! LA VOIX DE ROXANE, par la fenêtre Je passe Une mante ! LA DUEGNE, à Ragueneau, lui montrant la porte d'en face C'est là qu'on nous attend, en face. Chez Clomire. Elle tient bureau, dans son réduit. On y lit un discours sur le Tendre, aujourd'hui. RAGUENEAU Sur le Tendre ? LA DUEGNE, minaudant Mais oui !... Criant vers la fenêtre. Roxane, il faut descendre, Ou nous allons manquer le discours sur le Tendre ! LA VOIX DE ROXANE Je viens ! On entend un bruit d'instruments à cordes qui se rapproche. LA VOIX DE CYRANO,chantant dans la coulisse La ! la ! la ! la ! LA DUEGNE, surprise On nous joue un morceau ? CYRANO, suivi de deux pages porteurs de théorbes Je vous dis que la croche est triple, triple sot ! PREMIER PAGE, ironique Vous savez donc, Monsieur, si les croches sont triples ? CYRANO Je suis musicien, comme tous les disciples De Gassendi ! LE PAGE, jouant et chantant La ! la ! CYRANO, lui arrachant le théorbe et continuant la phrase musicale Je peux continuer !... La ! la ! la ! la ! ROXANE, paraissant sur le balcon C'est vous ? CYRANO, chantant sur l'air qu'il continue Moi qui viens saluer Vos lys, et présenter mes respects à vos ro...ses ! ROXANE Je descends ! Elle quitte le balcon. LA DUEGNE, montrant les pages Qu'est-ce donc que ces deux virtuoses ? CYRANO C'est un pari que j'ai gagné sur d'Assoucy. Nous discutions un point de grammaire. -Non !-Si !- Quand soudain me montrant ces deux escogriffes Habiles à gratter les cordes de leurs griffes, Et dont il fait toujours son escorte, il me dit "Je te parie un jour de musique !" Il perdit. Jusqu'à ce que Phoebus recommence son orbe, J'ai donc sur mes talons ces joueurs de théorbe, De tout ce que je fais harmonieux témoins !... Ce fut d'abord charmant, et ce l'est déjà moins. Aux musiciens. Hep !... Allez de ma part jouer un pavane A Montfleury !... Les pages remontent pour sortir. -A la duègne. Je viens demander à Roxane Ainsi que chaque soir... Aux pages qui sortent. Jouez longtemps, -et faux ! A la duègne. ...Si l'ami de son coeur est toujours sans défauts ? ROXANE, sortant de la maison Ah ! qu'il est beau, qu'il a d'esprit et que je l'aime ! CYRANO, souriant Christian a tant d'esprit ?... ROXANE Mon cher, plus que vous-même ! CYRANO J'y consens. ROXANE Il ne peut exister à mon goût Plus fin diseur de ces jolis rien qui sont tout. Parfois il est distrait, ses Muses sont absentes ; Puis, tout à coup, il dit des choses ravissantes ! CYRANO, incrédule Non ? ROXANE C'est trop fort ! Voilà comme les hommes sont Il n'aura pas d'esprit puisqu'il est beau garçon ! CYRANO Il sait parler du coeur d'une façon experte ? ROXANE Mais il n'en parle pas, Monsieur, il en disserte ! CYRANO Il écrit ? ROXANE Mieux encor ! Ecoutez donc un peu Déclamant. "Plus tu me prends de coeur, plus j'en ai !..." Triomphante. Eh bien ! CYRANO Peuh !... ROXANE Et ceci : "Pour souffrir, puisqu'il m'en faut un autre, Si vous gardez mon coeur, envoyez-moi le vôtre !" CYRANO Tantôt il en a trop et tantôt pas assez. Qu'est-ce au juste qu'il veut, de coeur ?... ROXANE, frappant du pied Vous m'agacez ! C'est la jalousie... CYRANO, tressaillant Hein !... ROXANE ...d'auteur qui vous dévore ! - Et ceci, n'est-il pas du dernier tendre encore ? "Croyez que devers vous mon coeur ne fait qu'un cri, Et que si les baisers s'envoyaient par écrit, Madame, vous liriez ma lettre avec les lèvres !..." CYRANO, souriant malgré lui de satisfaction Ha ! ha ! ces lignes-là sont... hé ! hé ! Se reprenant et avec dédain. mais bien mièvres ! ROXANE Et ceci... CYRANO, ravi Vous savez donc ses lettres par coeur ? ROXANE Toutes ! CYRANO, frisant sa moustache Il n'y a pas à dire : c'est flatteur ! ROXANE C'est un maître ! CYRANO, modeste Oh !... un maître !... ROXANE, péremptoire Un maître !... CYRANO, saluant Soit !... un maître !... LA DUEGNE, qui était remontée, redescend vivement Monsieur de Guiche ! A Cyrano, le poussant vers la maison. Entrez !... car il vaut mieux, peut-être, Qu'il ne vous trouve pas ici ; Cela pourrait Le mettre sur la piste... ROXANE, à Cyrano Oui, de mon cher secret ! Il m'aime, il est puissant, il ne faut pas qu'il sache ! Il peut dans mes amours donner un coup de hache ! CYRANO, entrant dans la maison Bien ! bien ! bien ! De Guiche paraît. Scène II - ROXANE, DE GUICHE, LA DUEGNE à l'écart. ROXANE, à de Guiche, lui faisant une révérence Je sortais. DE GUICHE Je viens prendre congé. ROXANE Vous partez ? DE GUICHE Pour la guerre. ROXANE Ah ! DE GUICHE Ce soir même. ROXANE Ah ! DE GUICHE J'ai Des ordres. On assiège Arras. ROXANE Ah !... on assiège ?... DE GUICHE Oui... Mon départ a l'air de vous laisser de neige. ROXANE, poliment Oh !... DE GUICHE Moi, je suis navré. Vous reverrai-je ?... Quand ? -Vous savez que je suis nommé mestre de camp ? ROXANE, indifférente Bravo. DE GUICHE Du régiment des gardes. ROXANE, saisie Ah ! des gardes ? DE GUICHE Où sert votre cousin, l'homme aux phrases vantardes. Je saurai me venger de lui, là-bas. ROXANE, suffoquée Comment ! Les gardes vont là-bas ? DE GUICHE, riant Tiens ! c'est mon régiment ! ROXANE, tombant assise sur le banc, -à part Christian ! DE GUICHE Qu'avez-vous ? ROXANE, toute émue Ce... départ... me désespère ! Quand on tient à quelqu'un, le savoir à la guerre ! DE GUICHE, surpris et charmé Pour la première fois me dire un mot si doux, Le jour de mon départ ! ROXANE, changeant de ton et s'éventant Alors, -vous allez vous Venger de mon cousin ?... DE GUICHE, souriant On est pour lui ? ROXANE Non, -contre ! DE GUICHE Vous le voyez ? ROXANE Très peu. DE GUICHE Partout on le rencontre Avec un des cadets... Il cherche le nom. ce Neu... villen... viller... ROXANE Un grand ? DE GUICHE Blond. ROXANE Roux. DE GUICHE Beau ! ROXANE Peuh ! DE GUICHE Mais bête. ROXANE Il en a l'air ! Changeant de ton. ...Votre vengeance envers Cyrano,-c'est peut-être De l'exposer au feu, qu'il adore ?... Elle est piètre ! Je sais bien, moi, ce qui lui serait sanglant ! DE GUICHE C'est ?... ROXANE Mais si le régiment, en partant, le laissait Avec ses chers cadets, pendant toute la guerre, A Paris, bras croisés !... C'est la seule manière, Un homme comme lui, de le faire enrager Vous voulez le punir ? privez-le de danger. DE GUICHE Une femme ! une femme ! il n'y a qu'une femme Pour inventer ce tour ! ROXANE Il se rongera l'âme, Et ses amis les poings, de n'être pas au feu Et vous serez vengé ! DE GUICHE, se rapprochant Vous m'aimez donc un peu ! Elle sourit. Je veux voir dans ce fait d'épouser ma rancune Une preuve d'amour, Roxane !... ROXANE C'en est une. DE GUICHE, montrant plusieurs plis cachetés J'ai les ordres sur moi qui vont être transmis A chaque compagnie, à l'instant même, hormis... Il en détache un. Celui-ci ! C'est celui des cadets. Il le met dans sa poche. Je le garde. Riant. Ah ! ah ! ah ! Cyrano !... Son humeur bataillarde !... -Vous jouez donc des tours aux gens, vous ?... ROXANE, le regardant Quelquefois. DE GUICHE, tout près d'elle Vous m'affolez ! Ce soir-écoutez- oui, je dois Etre parti. Mais fuir quand je vous sens émue !... Ecoutez. Il y a, près d'ici dans la rue D'Orléans, un couvent fondé par le syndic Des capucins, le Père Athanase. Un laïc N'y peut entrer. Mais les bons Pères, je m'en charge !... Ils peuvent me cacher dans leur manche : elle est large. -Ce sont les capucins qui servent Richelieu Chez lui ; redoutant l'oncle, ils craignent le neveu.- On me croira parti. Je viendrai sous le masque. Laisse-moi retarder d'un jour, chère fantasque ! ROXANE, vivement Mais si cela s'apprend, votre gloire... DE GUICHE Bah ! ROXANE Mais Le siège, Arras... DE GUICHE Tant pis ! Permettez ! ROXANE Non ! DE GUICHE Permets ! ROXANE, tendrement Je dois vous le défendre ! DE GUICHE Ah ! ROXANE Partez ! A part. Christian reste. Haut. Je vous veux héroïque, -Antoine ! DE GUICHE Mot céleste ! Vous aimez donc celui ?... ROXANE Pour lequel j'ai frémi. DE GUICHE, transporté de joie Je pars ! Il lui baise la main. Etes-vous contente ? ROXANE Oui, mon ami ! Il sort. LA DUEGNE, lui faisant dans le dos une révérence comique Oui mon ami ! ROXANE, à la duègne Taisons ce que je viens de faire Cyrano m'en voudrait de lui voler sa guerre ! Elle appelle vers la maison. Cousin ! Scène III - ROXANE, LA DUEGNE, CYRANO. ROXANE Nous allons chez Clomire. Elle désigne la porte d'en face. Alcandre y doit Parler, et Lysimon ! LA DUEGNE, mettant son petit doigt dans son oreille Oui ! mais mon petit doigt Dit qu'on va les manquer ! CYRANO,à Roxane Ne manquer pas ces singes. Ils sont arrivé devant la porte de Clomire. LA DUEGNE, avec ravissement Oh ! voyez ! le heurtoir est entouré de linges !... Au heurtoir. On vous a bâillonné pour que votre métal Ne troublât pas les beaux discours, -petit brutal ! Elle le soulève avec des soins infinis et frappe doucement. ROXANE, voyant qu'on ouvre Entrons !... Du seuil, à Cyrano. Si Christian vient, comme je présume, Qu'il m'attende ! CYRANO, vivement comme elle va disparaître Ah !... Elle se retourne. Sur quoi, selon votre coutume, Comptez-vous aujourd'hui l'interroger ? ROXANE Sur... CYRANO, vivement Sur ? ROXANE Mais vous serez muet, là-dessus ! CYRANO Comme un mur. ROXANE Sur rien !... Je vais lui dire : Allez ! Partez sans bride ! Improvisez. Parlez d'amour. Soyez splendide ! CYRANO, souriant Bon. ROXANE Chut !... CYRANO Chut !... ROXANE Pas un mot !... Elle rentre et referme la porte. CYRANO, la saluant, la porte une fois fermée En vous remerciant. La porte se rouvre et Roxane passe la tête. ROXANE Il se préparerait !... CYRANO Diable, non !... TOUS LES DEUX, ensemble Chut !... La porte se ferme. CYRANO, appelant Christian ! Scène IV - CYRANO, CHRISTIAN. CYRANO Je sais tout ce qu'il faut. Prépare ta mémoire. Voici l'occasion de se couvrir de gloire. Ne perdons pas de temps. Ne prends pas l'air grognon. Vite, rentrons chez toi, je vais t'apprendre... CHRISTIAN Non ! CYRANO Hein ? CHRISTIAN Non ! J'attends Roxane ici. CYRANO De quel vertige Es-tu frappé ? Viens vite apprendre... CHRISTIAN Non, te dis-je ! Je suis las d'emprunter mes lettres, mes discours, Et de jouer ce rôle, et de trembler toujours !... C'était bon au début ! Mais je sens qu'elle m'aime ! Merci. Je n'ai plus peur. Je vais parler moi-même. CYRANO Ouais ! CHRISTIAN Et qui te dit que je ne saurai pas ?... Je ne suis pas si bête à la fin ! Tu verras ! Mais, mon cher, tes leçons m'ont été profitables. Je saurai parler seul ! Et, de par tous les diables, Je saurai bien toujours la prendre dans mes bras !... Apercevant Roxane, qui ressort de chez Clomire. -C'est elle ! Cyrano, non, ne me quitte pas ! CYRANO, le saluant Parlez tout seul, Monsieur. Il disparaît derrière le mur du jardin. Scène V - CHRISTIAN, ROXANE,quelques Précieux et Précieuses, et la duègne , un instant. ROXANE, sortant de la maison de Clomire avec une compagnie qu'elle quitte : révérences et saluts Barthénoïde ! -- Alcandre ! -- Grémione !... LA DUEGNE, désespérée On a manqué le discours sur le Tendre ! Elle rentre chez Roxane. ROXANE, saluant encore Urimédonte... Adieu !... Tous saluent Roxane, se resaluent entre eux, se séparent et s'éloignent par différentes rues. Roxane voit Christian. C'est vous !... Elle va à lui. Le soir descend. Attendez. Ils sont loin. L'air est doux. Nul passant. Asseyons-nous. Parlez. J'écoute. CHRISTIAN, s'assied près d'elle, sur le banc. Un silence. Je vous aime. ROXANE, fermant les yeux Oui, parlez-moi d'amour. CHRISTIAN Je t'aime. ROXANE C'est le thème. Brodez, brodez. CHRISTIAN Je vous... ROXANE Brodez ! CHRISTIAN Je t'aime tant. ROXANE Sans doute. Et puis ? CHRISTIAN Et puis... je serai si content Si vous m'aimiez ! -Dis-moi, Roxane, que tu m'aimes ! ROXANE, avec une moue Vous m'offrez du brouet quand j'espérais des crèmes ! Dites un peu comment vous m'aimez ?... CHRISTIAN Mais... beaucoup. ROXANE Oh !... Délabyrinthez vos sentiments ! CHRISTIAN,qui s'est rapproché et dévore des yeux la nuque blonde Ton cou ! Je voudrais l'embrasser !... ROXANE Christian ! CHRISTIAN Je t'aime ! ROXANE,voulant se lever Encore ! CHRISTIAN, vivement, la retenant Non, je ne t'aime pas ! ROXANE, se rasseyant C'est heureux. CHRISTIAN Je t'adore ! ROXANE, se levant et s'éloignant Oh ! CHRISTIAN Oui... je deviens sot ! ROXANE Et cela me déplaît ! Comme il me déplairait que vous devinssiez laid. CHRISTIAN Mais... ROXANE Allez rassembler votre éloquence en fuite ! CHRISTIAN Je... ROXANE Vous m'aimez, je sais. Adieu. Elle va vers la maison. CHRISTIAN Pas tout de suite ! Je vous dirai... ROXANE,poussant la porte pour rentrer Que vous m'adorez... oui, je sais. Non ! non ! Allez-vous-en ! CHRISTIAN Mais je... Elle lui ferme la porte au nez. CYRANO, qui depuis un moment est rentré sans être vu C'est un succès. Scène VI - CHRISTIAN, CYRANO, les Pages, un instant. CHRISTIAN Au secours ! CYRANO Non, monsieur. CHRISTIAN Je meurs si je ne rentre En grâce, à l'instant même... CYRANO Et comment puis-je, diantre ! Vous faire à l'instant même, apprendre ?... CHRISTIAN, lui saisissant le bras Oh ! là, tiens, vois ! La fenêtre du balcon s'est éclairée. CYRANO, ému Sa fenêtre ! CHRISTAN, criant Je vais mourir ! CYRANO Baissez la voix ! CHRISTIAN, tout bas Mourir !... CYRANO La nuit est noire... CHRISTIAN Eh bien ? CYRANO C'est réparable ! Vous ne méritez pas... Mets-toi là, misérable ! Là, devant le balcon ! Je me mettrai dessous... Et je te soufflerai tes mots. CHRISTIAN Mais... CYRANO Taisez-vous ! LES PAGES, reparaissant au fond, à Cyrano Hep CYRANO Chut !... Il leur fait signe de parler bas. PREMIER PAGE, a mi-voix Nous venons de donner la sérénade A Montfleury !... CYRANO, bas, vite Allez vous mettre en embuscade L'un à ce coin de rue, et l'autre à celui-ci ; Et si quelque passant gênant vient par ici, Jouez un air ! DEUXIEME PAGE Quel air, monsieur le gassendiste ? CYRANO Joyeux pour une femme, et pour un homme, triste ! Les pages disparaissent, un à chaque coin de rue. -A Christian. Appelle-la ! CHRISTIAN Roxane ! CYRANO, ramassant des cailloux qu'il jette dans les vitres Attends ! Quelques cailloux. Scène VII - ROXANE, CHRISTIAN, CYRANO, d'abord caché sous le balcon. ROXANE, entrouvrant sa fenêtre Qui donc m'appelle ? CHRISTIAN Moi. ROXANE Qui, moi ? CHRISTIAN Christian. ROXANE, avec dédain C'est vous ? CHRISTIAN Je voudrais vous parler. CYRANO, sous le balcon, à Christian Bien. Bien. Presque à voix basse. ROXANE Non ! Vous parlez trop mal. Allez-vous-en ! CHRISTIAN De grâce !... ROXANE Non ! Vous ne m'aimez plus ! CHRISTIAN, à qui Cyrano souffle ses mots M'accuser, -justes dieux ! De n'aimez plus... quand... j'aime plus ! ROXANE, qui allait refermer sa fenêtre, s'arrêtant Tiens, mais c'est mieux ! CHRISTIAN, même jeu L'amour grandit bercé dans mon âme inquiète... Que ce... cruel marmot prit pour... barcelonnette ! ROXANE, s'avançant sur le balcon C'est mieux ! -Mais, puisqu'il est cruel, vous fûtes sot De ne pas, cet amour, l'ettouffer au berceau ! CHRISTIAN, même jeu Aussi l'ai-je tenté, mais tentative nulle Ce... nouveau-né, Madame, est un petit... Hercule. ROXANE C'est mieux ! CHRISTIAN, même jeu De sorte qu'il... strangula comme rien... Les deux serpents... Orgueil et... Doute. ROXANE, s'accoudant au balcon Ah ! c'est très bien. -Mais pourquoi parlez-vous de façon peu hâtive ? Auriez-vous donc la goutte à l'imaginative ? CYRANO, tirant Christian sous le balcon et se glissant à sa place Chut ! Cela devient trop difficile !... ROXANE Aujourd'hui... Vos mots sont hésitants. Pourquoi ? CYRANO, parlant à mi-voix, comme Christian C'est qu'il fait nuit, Dans cette ombre, à tatons, ils cherchent votre oreille. ROXANE Les miens n'éprouvent pas difficulté pareille. CYRANO Ils trouvent tout de suite ? oh ! cela va de soi, Puisque c'est dans mon coeur, eux, que je les reçois ; Or, moi, j'ai le coeur grand, vous, l'oreille petite. D'ailleurs vos mots à vous descendent : ils vont plus vite, Les miens montent, Madame : il leur faut plus de temps ! ROXANE Mais ils montent bien mieux depuis quelques instants. CYRANO De cette gymnastique, ils ont pris l'habitude ! ROXANE Je vous parle en effet d'une vraie altitude ! CYRANO Certes, et vous me tueriez si de cette hauteur Vous me laissiez tomber un mot dur sur le coeur ! ROXANE, avec un mouvement Je descends ! CYRANO, vivement Non ! ROXANE, lui montrant le banc qui est sous le balcon Grimpez sur le banc, alors, vite ! CYRANO, reculant avec effroi dans la nuit Non ! ROXANE Comment... non ? CYRANO, que l'émotion gagne de plus en plus Laissez un peu que l'on profite... De cette occasion qui s'offre... de pouvoir Se parler doucement, sans se voir. ROXANE Sans se voir ? CYRANO Mais oui, c'est adorable. On se devine à peine. Vous voyez la noirceur d'un long manteau qui traîne, J'aperçois la blancheur d'une robe d'été Moi je ne suis qu'une ombre, et vous qu'une clarté ! Vous ignorez pour moi ce que sont ces minutes ! Si quelquefois je fus éloquent... ROXANE Vous le fûtes ! CYRANO Mon langage jamais jusqu'ici n'est sorti De mon vrai coeur... ROXANE Pourquoi ? CYRANO Parce que... jusqu'ici Je parlais à travers... ROXANE Quoi ? CYRANO ...le vertige où tremble Quiconque est sous vos yeux !... Mais ce soir, il me semble... Que je vais vous parler pour la première fois ! ROXANE C'est vrai que vous avez une toute autre voix. CYRANO, se rapprochant avec fièvre Oui, tout autre, car dans la nuit qui me protège J'ose être enfin moi-même, et j'ose... Il s'arrête et, avec égarement. Où en étais-je ? Je ne sais... tout ceci, -pardonnez mon émoi,- C'est si délicieux... c'est si nouveau pour moi ! ROXANE Si nouveau ? CYRANO, bouleversé, et essayant toujours de ratraper ses mots Si nouveau... mais oui... d'être sincère La peur d'être raillé, toujours au coeur me serre... ROXANE Raillé de quoi ? CYRANO Mais de... d'un élan !... Oui, mon coeur Toujours, de mon esprit s'habille, par pudeur Je pars pour décrocher l'étoile, et je m'arrête Par peur du ridicule, à cueillir la fleurette ! ROXANE La fleurette a du bon. CYRANO Ce soir, dédaignons-la ! ROXANE Vous ne m'aviez jamais parler comme cela ! CYRANO Ah ! si, loin des carquois, des torches et des flèches, On se sauvait un peu vers des choses... plus fraîches ! Au lieu de boire goutte à goutte, en un mignon Dé à coudre d'or fin, l'eau fade du Lignon, Si l'on tentait de voir comment l'âme s'abreuve En buvant largement à même le grand fleuve ! ROXANE Mais l'esprit ?... CYRANO J'en ai fait pour vous faire rester D'abord, mais maintenant ce serait insulter Cette nuit, ces parfums, cette heure, la Nature, Que de parler comme un billet doux de Voiture ! -Laissons, d'un seul regard de ses astres, le ciel Nous désarmer de tout notre artificiel Je crains tant que parmi notre alchimie exquise Le vrai du sentiment ne se volatilise, Que l'âme ne se vide à ces passe-temps vains, Et que le fin du fin ne soit la fin des fins ! ROXANE Mais l'esprit ?... CYRANO Je le hais, dans l'amour ! C'est un crime Lorsqu'on aime de trop prolonger cette escrime ! Le moment vient d'ailleurs inévitablement, -Et je plains ceux pour qui ne vient pas ce moment ! Où nous sentons qu'en nous une amour noble existe Que chaque joli mot que nous disons rend triste ! ROXANE Eh bien ! si ce moment est venu pour nous deux, Quels mots me direz-vous ? CYRANO Tous ceux, tous ceux, tous ceux Qui me viendront, je vais vous les jeter, en touffe, Sans les mettre en bouquets : je vous aime, j'étouffe, Je t'aime, je suis fou, je n'en peux plus, c'est trop ; Ton nom est dans mon coeur comme dans un grelot, Et comme tout le temps, Roxane, je frissonne, Tout le temps, le grelot s'agite, et le nom sonne ! De toi, je me souviens de tout, j'ai tout aimé Je sais que l'an dernier, un jour, le douze mai, Pour sortir le matin tu changeas de coiffure ! J'ai tellement pris pour clarté ta chevelure Que, comme lorsqu'on a trop fixé le soleil, On voit sur toute chose ensuite un rond vermeil, Sur tout, quand j'ai quitté les feux dont tu m'inondes, Mon regard ébloui pose des taches blondes ! ROXANE, d'une voix troublée Oui, c'est bien de l'amour... CYRANO Certes, ce sentiment Qui m'envahit, terrible et jaloux, c'est vraiment De l'amour, il en a toute la fureur triste ! De l'amour, -et pourtant il n'est pas égoïste ! Ah ! que pour ton bonheur je donnerais le mien, Quand même tu devrais n'en savoir jamais rien, S'il ne pouvait, parfois, que de loin, j'entendisse Rire un peu le bonheur né de mon sacrifice ! -Chaque regard de toi suscite une vertu Nouvelle, une vaillance en moi ! Commences-tu A comprendre, à présent ? voyons, te rends-tu compte ? Sens-tu mon âme, un peu, dans cette ombre, qui monte ?... Oh ! mais vraiment, ce soir, c'est trop beau, c'est trop doux ! Je vous dis tout cela, vous m'écoutez, moi, vous ! C'est trop ! Dans mon espoir même le moins modeste, Je n'ai jamais espéré tant ! Il ne me reste Qu'à mourir maintenant ! C'est à cause des mots Que je dis qu'elle tremble entre les bleus rameaux ! Car vous tremblez ! car j'ai senti, que tu le veuilles Ou non, le tremblement adoré de ta main Descendre tout le long des branches du jasmin !` Il baise éperdument l'extrémité d'une branche pendante. ROXANE Oui, je tremble, et je pleure, et je t'aime, et suis tienne ! Et tu m'as enivrée ! CYRANO Alors, que la mort vienne ! Cette ivresse, c'es moi, moi, qui l'ai su causer ! Je ne demande plus qu'une chose... CHRISTIAN, sous le balcon Un baiser ! ROXANE, se rejetant en arrière Hein ? CYRANO Oh ! ROXANE Vous demandez ? CYRANO Oui... je... A Christian bas. Tu vas trop vite. CHRISTIAN Puisqu'elle est si troublée, il faut que j'en profite ! CYRANO, à Roxane Oui, je... j'ai demandé, c'est vrai... mais justes cieux ! Je comprends que je fus bien trop audacieux. ROXANE, un peu déçue Vous n'insistez pas plus que cela ? CYRANO Si ! j'insiste... Sans insister !... Oui, oui ! votre pudeur s'attriste ! Eh bien ! mais, ce baiser... ne me l'accordez pas ! CHRISTIAN, à Cyrano, le tirant par son manteau Pourquoi ? CYRANO Tais-toi, Christian ! ROXANE,se penchant Que dites-vous tout bas ? CYRANO Mais d'être allé trop loin, moi-même je me gronde ; Je me disais : tais-toi, Christian !... Les théorbes se mettent à jouer. Une seconde !... On vient ! Roxane referme la fenêtre. Cyrano écoute les théorbes, dont un joue un air folâtre et l'autre un air lugubre. Air triste ? Air gai ?... Quel est donc leur dessein ? Est-ce un homme ? une femme ?-Ah ! c'est un capucin ! Entre un capucin qui va de maison en maison, une lanterne à la main, regardant les portes. Scène VIII - CYRANO, CHRISTIAN, UN CAPUCIN. CYRANO, au capucin Quel est ce jeu renouvelé de Diogène ? LE CAPUCIN Je cherche la maison de madame... CHRISTIAN Il nous gêne ! LE CAPUCIN Magdeleine Robin... CHRISTIAN Que veut-il ? CYRANO, lui montrant une rue montante Par ici ! Tout droit, toujours tout droit... LE CAPUCIN Je vais pour vous Dire mon chapelet jusqu'au grain majuscule. Il sort. CYRANO Bonne chance ! mes voeux suivent votre cuculle ! Il redescend vers Christian. Scène IX - CYRANO, CHRISTIAN CHRISTIAN Obtiens-moi ce baiser !... CYRANO Non ! CHRISTIAN Tôt ou tard... CYRANO C'est vrai ! Il viendra, ce moment de vertige enivré Où vos bouches iront l'une vers l'autre, à cause De ta moustache blonde et de sa lèvre rose ! A lui-même. J'aime mieux que ce soit à cause de... Bruit de volet qui se rouvrent, Christian se cache sous le balcon. Scène X - CYRANO, CHRISTIAN, ROXANE. ROXANE, s'avançant sur le balcon C'est vous ? Nous parlions de... de... d'un... CYRANO Baiser. Le mot est doux ! Je ne vois pas pourquoi votre lèvre ne l'ose ; S'il la brûle déjà, que sera-ce la chose ? Ne vous en faites pas un épouvantement N'avez-vous pas tantôt, presque insensiblement, Quitté le badinage et glissé sans alarmes De sourire au soupir, et du soupir aux larmes ! Glisser encore un peu d'insensible façon Des larmes au baiser il n'y a qu'un frisson ! ROXANE Taisez-vous ! CYRANO Un baiser, mais à tout prendre, qu'est-ce ? Un serment fait d'un peu plus près, une promesse Plus précise, un aveu qui veut se confirmer, Un point rose qu'on met sur l'i du verbe aimer ; C'est un secret qui prend la bouche pour oreille, Un instant d'infini qui fait un bruit d'abeille, Une communication ayant un goût de fleur, Une façon d'un peu se respirer le coeur, Et d'un peu se goûter, au bord des lèvres, l'âme ! ROXANE Taisez-vous ! CYRANO Un baiser, c'est si noble, Madame, Que la reine de France, au plus heureux des lords, En a laissé prendre un, la reine même ! ROXANE Alors ! CYRANO, s'exaltant J'eus comme Buckingham des souffrances muettes, J'adore comme lui la reine que vous êtes, Comme lui je suis triste et fidèle... ROXANE Et tu es Beau comme lui ! CYRANO, à part, dégrisé C'est vrai, je suis beau, j'oubliais ! ROXANE Eh bien ! montez cueillir cette fleur sans pareille... CYRANO, poussant Christian vers le balcon Monte ! ROXANE Ce goût de coeur... CYRANO Monte ! ROXANE Ce bruit d'abeille... CYRANO Monte ! CHRISTIAN, hésitant Mais il me semble à présent que c'est mal ! ROXANE Cet instant d'infini !... CYRANO, le poussant Monte donc, animal ! Christian s'élance, et par le banc, le feuillage, les piliers, atteint les balustres qu'il enjambe. CHRISTIAN Ah ! Roxane ! Il l'enlace et se penche sur ses lèvres. CYRANO Aïe ! au coeur, quel pincement bizarre ! -Baiser, festin d'amour dont je suis le Lazare ! Il me vient de cette ombre une miette de toi,- Mais oui, je sens un peu mon coeur qui te reçoit, Puisque sur cette lèvre où Roxane se leurre Elle baise les mots que j'ai dits tout à l'heure ! On entend les théorbes. Un air triste, un air gai : le capucin ! Il feint de courir comme s'il arrivait de loin, et d'une voix claire. Holà ! ROXANE Qu'est-ce ? CYRANO Moi. Je passai... Christian est encor là ? CHRISTIAN, très étonné Cyrano ! ROXANE Bonjour, cousin ! CYRANO Bonjour, cousine ! ROXANE Je descends ! Elle disparaît dans la maison. Au fond rentre le capucin. CHRISTIAN, l'apercevant Oh ! encor ! Il suit Roxane. Scène XI - CYRANO, CHRISTIAN, LE CAPUCIN, RAGUENEAU. LE CAPUCIN C'est ici, -- je m'obstine-- Magdeleine Robin ! CYRANO Vous aviez dit : Ro-lin. LE CAPUCIN Non : bin. B, i, n, bin ! ROXANE, paraissant sur le seuil de la maison, suivie de Ragueneau, qui porte une lanterne, et de Christian Qu'est-ce ? LE CAPUCIN Une lettre. CHRISTIAN Hein ? LE CAPUCIN, à Roxane Oh ! il ne peut s'agir que d'une sainte chose ! C'est un digne seigneur qui... ROXANE, à Christian C'est De Guiche ! CHRISTIAN Il ose ? ROXANE Oh ! mais il ne va pas m'importunez toujours ! Décachetant la lettre. Je t'aime, et si... A la lueur de la lanterne de Ragueneau, elle lit, à l'écart, à voix basse. "Mademoiselle, Les tambours Battent ; mon régiment boucle sa soubreveste ; Il part ; moi, l'on me croit déjà parti : je reste. Je vous désobéis. Je suis dans ce couvent. Je vais venir, et vous le mande auparavant Par un religieux simple comme une chèvre Qui ne peut rien comprendre à ceci. Votre lèvre M'a trop souri tantôt : j'ai voulu la revoir. L'audacieux déjà pardonné, je l'espère, Qui signe votre très... et caetera..." Au capucin. Mon père, Voici ce que me dit cette lettre. Ecoutez. Tous se rapprochent, elle lit à haute voix. "Mademoiselle, Il faut souscrire aux volontés Du cardinal, si dur que cela vous puisse être. C'est la raison pourquoi j'ai fait choix, pour remettre Ces lignes en vos mains charmantes, d'un très saint, D'un très intelligent et discret capucin ; Nous voulons qu'il vous donne, et dans votre demeure, La bénédiction Elle tourne la page. Nuptiale sur l'heure. Christian doit en secret devenir votre époux ; Je vous l'envoie. Il vous déplaît. Résignez-vous. Songez bien que le ciel bénira votre zèle, Et tenez pour tout assuré, Mademoiselle, Le respect de celui qui fut et qui sera Toujours votre très humble et très... et caetera." LE CAPUCIN, rayonnant Digne seigneur !... Je l'avais dit. J'étais sans crainte ! Il ne pouvait s'agir que d'une chose sainte ! ROXANE, bas à Christian N'est-ce pas que je lis très bien les lettres ? CHRISTIAN Hum ! ROXANE, haut, avec désespoir Ah !... c'est affreux ! LE CAPUCIN, qui a dirigé sur Cyrano la clarté de sa lumière C'est vous ? CHRISTIAN C'est moi ! LE CAPUCIN,tournant la lumière vers lui, et, comme si un doute lui venait, en voyant sa beauté Mais... ROXANE, vivement Post-scriptum "Donnez pour le couvent cent vingt pistoles." LE CAPUCIN Digne, Digne seigneur ! A Roxane. Résignez-vous ! ROXANE, en martyre Je me résigne ! Pendant que Ragueneau ouvre la porte au capucin que Christian invite à entrer, elle dit bas à Cyrano Vous retenez ici De Guiche ! Il va venir ! Qu'il n'entre pas tant que... CYRANO Compris ! Au capucin. Pour les bénir Il vous faut ?... LE CAPUCIN Un quart d'heure. CYRANO,les poussant tous vers la maison Allez ! moi, je demeure ! ROXANE, à Christian Viens !... Ils entrent. Scène XII - CYRANO, seul. CYRANO Comment faire perdre à De Guiche un quart d'heure ? Il se précipite sur le banc, grimpe au mur, vers le balcon. Là !... grimpons !... J'ai mon plan !... Les théorbes se mettent à jouer une phrase lugubre. Ho ! c'est un homme ! Le trémolo devient sinistre. Ho ! ho ! Cette fois, c'en est un !... Il est sur le balcon, il rabaisse son feutre sur ses yeux, ôte son épée, se drape dans sa cape, puis se penche et regarde au-dehors. Non, ce n'est pas trop haut... Il enjambe les balustres et attirant à lui la longue branche d'un des arbres qui débordent le mur du jardin, il s'y accroche des deux mains, prêt à se laisser tomber. Je vais légèrement troubler cette atmosphère !... Scène XIII - CYRANO, DE GUICHE. DE GUICHE, qui entre, masqué, tâtonnant dans la nuit Qu'est-ce que ce maudit capucin peut bien faire ? CYRANO Diable ! et ma voix ?... S'il la reconnaissait ? Lâchant d'une main, il a l'air de tourner une invisible clef. Cric ! Crac ! Solennellement. Cyrano, reprenez l'accent de Bergerac !... DE GUICHE, regardant la maison Oui, c'est là. J'y vois mal. Ce masque m'importune ! Il va pour entrer. Cyrano saute du balcon en se tenant à la branche, qui plie, et le dépose entre la porte et De Guiche ; il feint de tomber lourdement, comme si c'était de très haut, et s'aplatit par terre, où il reste immobile, comme étourdi. De Guiche fait un bon en arrière. Hein ? quoi ? Quand il lève les yeux, la branche s'est redressée ; il ne voit que le ciel ; il ne comprend pas. D'où tombe cet homme ? CYRANO,se mettant sur son séant, et avec l'accent de Gascogne De la lune ! DE GUICHE De la ?... CYRANO, d'une voix de rêve Quelle heure est-il ? DE GUICHE N'a-t-il plus sa raison ? CYRANO Quelle heure ? Quel pays ? Quel jour ? Quelle saison ? DE GUICHE Mais... CYRANO Je suis étourdi ! DE GUICHE Monsieur... CYRANO Comme une bombe Je tombe de la lune ! DE GUICHE, impatienté Ah çà ! Monsieur ! CYRANO, se relevant, d'une voix terrible J'en tombe ! DE GUICHE, reculant Soit ! soit ! vous en tombez !... c'est peut-être un dément ! CYRANO, marchant sur lui Et je n'en tombe pas métaphoriquement !... DE GUICHE Mais... CYRANO Il y a cent ans, ou bien une minute, -- J'ignore tout à fait ce que dura ma chute !-- J'étais dans cette boule à couleur de safran ! DE GUICHE, haussant les épaules Oui. Laissez- moi passer ! CYRANO, s'interposant Où suis-je ? Soyez franc ! Ne me déguisez rien ! En quel lieu, dans quel site, Viens-je de choir, Monsieur, comme un aérolithe ? DE GUICHE Morbleu !... CYRANO Tout en cheyant je n'ai pu faire choix De mon point d'arrivée, -et j'ignore où je chois ! Est-ce dans une lune ou bien dans une terre, Que vient de m'entraîner le poids de mon postère ? DE GUICHE Mais je vous dis, Monsieur... CYRANO, avec un cri de terreur qui fait reculer De Guiche Ha ! grand Dieu !... je crois voir Qu'on a dans ce pays le visage tout noir ! DE GUICHE, portant la main à son visage Comment ? CYRANO, avec une peur emphatique Suis-je en Alger ? Etes-vous indigène ?... DE GUICHE, qui a senti son masque Ce masque !... CYRANO, feignant de se rassurer un peu Je suis donc à Venise, ou dans Gêne ? DE GUICHE, voulant passer Une dame m'attend !... CYRANO, complètement rassuré Je suis donc à Paris. DE GUICHE, souriant malgré lui Le drôle est assez drôle ! CYRANO Ah ! vous riez ? DE GUICHE Je ris, Mais veux passer ! CYRANO, rayonnant C'est à Paris que je retombe ! Tout à fait à son aise, riant, s'époussetant, saluant. J'arrive -excusez-moi- ! Par la dernière trombe. Je suis un peu couvert d'éther. J'ai voyagé ! J'ai les yeux tout remplis de poudre d'astres. J'ai Aux éperons, encor, quelques poils de planète ! Cueillant quelque chose sur sa manche. Tenez, sur mon pourpoint, un cheveu de comète !... Il souffle comme pour le faire envoler. DE GUICHE, hors de lui Monsieur !... CYRANO, au moment où il va passer, tend sa jambe comme pour y montrer quelque chose et l'arrête Dans mon mollet je rapporte une dent De la Grande Ourse, -et comme, en frôlant le Trident, Je voulais éviter une de ses trois lance, Je suis aller tomber assis dans les Balances,- Dont l'aiguille, à présent, là-haut, marque mon poids ! Empêchant vivement De Guiche de passer et le prenant à un bouton du pourpoint. Si vous serriez mon nez, Monsieur, entre vos doigts, Il jaillirait du lait ! DE GUICHE Hein ? du lait ?... CYRANO De la Voie Lactée !... DE GUICHE Oh ! par l'enfer ! CYRANO C'est le ciel qui m'envoie ! Se croisant les bras. Non ! croiriez-vous, je viens de le voir en tombant, Que Sirius, la nuit, s'affuble d'un turban ? Confidentiel. L'autre Ourse est trop petite encor pour qu'elle morde ! Riant. J'ai traversé la Lyre en cassant une corde ! Superbe. Mais je compte en un livre écrire tout ceci, Et les étoiles d'or qu'en mon manteau roussi Je viens de rapporter à mes périls et risques, Quand on l'imprimera, serviront d'astérisques ! DE GUICHE A la parfin, je veux... CYRANO Vous, je vous vois venir ! DE GUICHE Monsieur ! CYRANO Vous voudriez de ma bouche tenir Comment la lune est faite, et si quelqu'un habite Dans la rotondité de cette cucurbite ? DE GUICHE, criant Mais non ! Je veux... CYRANO Savoir comment j'y suis monté. Ce fut par un moyen que j'avais inventé. DE GUICHE, découragé C'est un fou ! CYRANO, dédaigneux Je n'ai pas refait l'aigle stupide De Regiomontanus, ni le pigeon timide D'Archytas !... DE GUICHE C'est un fou, -mais un fou savant. CYRANO Non, je n'imitai rien de ce qu'on fit avant ! De Guiche a réussi à passer et il marche vers la porte de Roxane. Cyrano le suit, prêt à l'empoigner. J'inventai six moyens de violer l'azur vierge ! DE GUICHE, se retournant Six ? CYRANO, avec volubilité Je pouvais, mettant mon corps nu comme un cierge, Le caparaçonner de fioles de cristal Toutes pleines des pleurs d'un ciel maturinal, Et ma personne, alors, au soleil exposée, L'astre l'aurait humée en humant la rosée ! DE GUICHE,surpris et faisant un pas vers Cyrano Tiens ! Oui, cela fait un ! CYRANO, reculant pour l'entraîner de l'autre côté Et je pouvais encor Faire engouffrer du vent, pour prendre mon essor, En raréfiant l'air dans un coffre de cèdre Par des miroirs ardents, mis en icosaèdre ! DE GUICHE, fait encor un pas Deux ! CYRANO, reculant toujours Ou bien, machiniste autant qu'artificier, Sur une sauterelle aux détentes d'acier, Me faire, par des feux sucessifs de salpêtre, Lancer dans les prés bleus où les astres vont paître ! DE GUICHE, le suivant, sans s'en douter, et comptant sur ses doigts Trois ! CYRANO Puisque la fumée a tendance à monter, En souffler dans un globe assez pour m'emporter ! DE GUICHE, même jeu, de plus en plus étonné Quatre ! CYRANO Puisque Phoebé, quand son acte est le moindre, Aime sucer, ô boeufs, votre moelle... m'en oindre ! DE GUICHE, stupéfait Cinq ! CYRANO, qui en parlant l'a amené jusqu'à l'autre côté de la place, près d'un banc Enfin, me plaçant sur un plateau de fer, Prendre un morceau d'aimant et le lancer en l'air ! Ca, c'est un bon moyen : le fer se précipite, Aussitôt que l'aimant bien vite, et cadédis ! On peut monter ainsi indéfiniment. DE GUICHE Six ! -Mais voilà six moyens excellents !... Quel système Choisîtes-vous des six, Monsieur ? CYRANO Un septième ! DE GUICHE Par exemple ! Et lequel ? CYRANO Je vous le donne en cent ! DE GUICHE C'est que ce mâtin-là devient intéressant ! CYRANO,faisant le bruit des vagues avec de grands gestes mystérieux Houüh ! houüh ! DE GUICHE Eh bien ! CYRANO Vous devinez ? DE GUICHE Non ! CYRANO La marée !... A l'heure où l'onde par la lune est attirée, Je me mis sur le sable -après un bain de mer- Et la tête partan la première, mon cher, -Car les cheveux, surtout, gardent l'eau dans leur franges !- Je m'enlevai dans l'air, droit, tout droit, comme un ange. Je montais, je montais, doucement, sans efforts, Quand je sentis un choc !... Alors... DE GUICHE, entraîné par la curiosité et s'asseyant sur le banc Alors ? CYRANO Alors... Reprenant sa voix naturelle. Le quart d'heure est passé, Monsieur, je vous délivre Le mariage est fait. DE GUICHE, se relevant d'un bond Ca, voyons, je suis ivre !... Cette voix ? La porte de la maison s'ouvre, des laquais paraissent portant des candélabres allumés. Lumière. Cyrano ôte son chapeau au bord abaissé. Et ce nez !... Cyrano ? CYRANO, saluant Cyrano. -Ils viennent à l'instant d'échanger leur anneau. DE GUICHE Qui cela ? Il se retourne. -Tableau. Derrière les laquais, Roxane et Christian se tiennent par la main. Le capucin les suit en souriant. Ragueneau élève aussi un flambeau. La duègne ferme la marche, ahurie, en petit saut-de-lit. Ciel ! Scène XIV - LES MEMES, ROXANE, CHRISTIAN, Le Capucin, RAGUENEAU, Laquais, La Duègne. DE GUICHE, à Roxane Vous ! Reconnaissant Christian avec stupeur. Lui ? Saluant Roxane avec admiration. Vous êtes des plus fines ! A Cyrano. Mes compliments, Monsieur l'inventeur des machines Votre récit eût fait s'arrêter au portail Du paradis, un saint ! Notez-en le détail, Car cela vraiment cela peut resservir dans un livre ! CYRANO, s'inclinant Monsieur, c'est un conseil que je m'engage à suivre. LE CAPUCIN, montrant les amants à De Guiche et hochant avec satisfaction sa grande barbe blanche Un beau couple, mon fils, réuni là par vous ! DE GUICHE, le regardant d'un oeil glacé Oui. A Roxane. Veuillez dire adieu, Madame, à votre époux. ROXANE Comment ? DE GUICHE, à Christian Le régiment déja se met en route. Joignez-le ! ROXANE Pour aller à la guerre ? DE GUICHE Sans doute ! ROXANE Mais, Monsieur, les cadets n'y vont pas ! DE GUICHE Ils iront. Tirant le papier qu'il avait mis dans sa poche. Voici l'ordre. A Christian. Courez le portez, vous, baron. ROXANE, se jetant dans les bras de Christian Christian ! DE GUICHE, ricanant, à Cyrano La nuit de noce est encore lointaine ! CYRANO, à part Dire qu'il croit me faire énormément de peine ! CHRISTIAN, à Roxane Oh ! tes lèvres encor ! CYRANO Allons, voyons, assez ! CHRISTIAN, continuant à embrasser Roxane C'est dur de la quitter... Tu ne sais pas... CYRANO, cherchant à l'entraîner Je sais. On entend au loin des tambours qui battent une marche. DE GUICHE, qui est remonté au fond Le régiment qui part ! ROXANE,à Cyrano, en retenant Christian qu'il essaye toujours d'entraîner Oh !... je vous le confie ! Promettez-moi que rien ne va mettre sa vie En danger ! CYRANO J'essaierai... mais ne peux cependant Promettre... ROXANE, même jeu Promettez qu'il sera très prudent ! CYRANO Oui, je tâcherai, mais... ROXANE, même jeu Qu'à ce siège terrible Il n'aura jamais froid ! CYRANO Je ferai mon possible. Mais... ROXANE, même jeu Qu'il sera fidèle ! CYRANO Eh oui ! sans doute, mais... ROXANE, même jeu Qu'il m'écrira souvent ! CYRANO, s'arrêtant Ça, je vous le promets ! RIDEAU Quatrième Acte ---------------------- Les cadets de gascogne Le poste qu'occupe la compagnie de Carbon de Castel-Jaloux au siège d'Arras. Au fond, talus traversant toute la scène. Au-delà s'aperçoit un horizon de plaine : le pays couvert de travaux de siège. Les murs d'Arras et la silhouette de ses toits sur le ciel, très loin. Tentes ; armes éparses ; tambours, etc. -- Le jour va se lever. Jaune Orient.-- Sentinelles espacées. Feux. Roulés dans leurs manteaux, les Cadets de Gascogne dorment. Carbon de Castel-Jaloux et Le Bret veillent. Ils sont très pâles et très maigris. Christian dort, parmi les autres, dans sa cape, au premier plan, le visage éclairé par un feu. Silence. Scène Première - CHRISTIAN, CARBON DE CASTEL-JALOUX, LE BRET, Les cadets, puis CYRANO. LE BRET C'est affreux ! CARBON Oui, plus rien. LE BRET Mordious ! CARBON, lui faisant signe de parler plus bas Jure en sourdine ! Tu vas les réveiller. Aux cadets. Chut ! Dormez ! A le Bret. Qui dort dîne ! LE BRET Quand on a l'insomnie on trouve que c'est peu ! Quelle famine ! On entend au loin quelques coups de feu. CARBON Ah ! maugrébis des coups de feu !... Ils vont me réveiller mes enfants ! Aux cadets qui lèvent la tête. Dormez ! On se recouche. Nouveaux coups de feu plus rapprochés. UN CADET, s'agitant Diantre ! Encore ? CARBON Ce n'est rien ! C'est Cyrano qui rentre ! Les têtes qui s'étaient relevées se recouchent. UNE SENTINELLE,au dehors Ventrebieu ! qui va là ? LA VOIX DE CYRANO Bergerac ! LA SENTINELLE, qui est sur le talus Ventrebieu ! Qui va là ? CYRANO, paraissant sur la crête Bergerac, imbécile ! Il descend. Le Bret va au-devant de lui, inquiet. LE BRET Ah ! grand Dieu ! CYRANO, lui faisant signe de ne réveiller personne Chut ! LE BRET Blessé ? CYRANO Tu sais bien qu'ils ont pris l'habitude De me manquer tous les matins ! LE BRET C'est un peu rude, Pour portez une lettre, à chaque jour levant, De risquer ! CYRANO, s'arrêtant devant Christian J'ai promis qu'il écrirait souvent ! Il le regarde. Il dort. Il est pâli. Si la pauvre petite Savait qu'il meurt de faim... Mais toujours beau ! LE BRET Va vite Dormir ! CYRANO Ne grogne pas Le Bret !... Sache ceci Pour traverser les rangs espagnols, j'ai choisi Un endroit où je sais, chaque nuit, qu'ils sont ivres. LE BRET Tu devrais bien un jour nous rapporter des vivres. CYRANO Il faut être léger pour passer ! -Mais je sais Qu'il y aura ce soir du nouveau. Les Français Mangeront ou mourrons,- si j'ai bien vu... LE BRET Raconte ! CYRANO Non. Je ne suis pas sûr... vous verrez !... CARBON Quelle honte, Lorsqu'on est assiégeant, d'être affamé ! LE BRET Hélas ! Rien de plus compliqué que ce siège d'Arras Nous assiégeons Arras, -nous-mêmes, pris au piège, Le cardinal infant d'Espagne nous assiège... CYRANO Quelqu'un devrait venir l'assiéger à son tour. LE BRET Je ne ris pas. CYRANO Oh ! oh ! LE BRET Penser que chaque jour Vous risquez une vie, ingrat, comme la vôtre, Pour porter... Le voyant qui se dirige vers une tente. Où vas-tu ? CYRANO J'en vais écrire une autre. Il soulève la toile et disparaît. Scène II - LES MEMES, MOINS CYRANO. CARBON, avec un soupir La diane !... Hélas ! Les cadets s'agitent dans leurs manteaux, s'étirent. Sommeil succulent, tu prends fin !... Je sais trop quel sera leur premier cri ! UN CADET, se mettant sur son séant J'ai faim ! UN AUTRE Je meurs ! TOUS Oh ! CARBON Levez-vous ! TROISIEME CADET Plus un pas ! QUATRIEME CADET Plus un geste ! LE PREMIER, se regardant dans un morceau de cuirasse Ma langue est jaune : l'air du temps est indigeste ! UN AUTRE Mon tortil de baron pour un peu de Chester ! UN AUTRE Moi, si l'on ne veut pas fournir à mon gaster De quoi m'élaborer une pinte de chyle, Je me retire sous ma tente, -comme Achille ! UN AUTRE Oui, du pain ! CARBON, allant à la tente où est entré Cyrano, à mi-voix Cyrano ! D'AUTRES Nous mourrons ! CARBON, toujours à mi-voix, à la porte de la tente Au secours ! Toi qui sais si gaiement leur répliquer toujours, Viens les ragaillardir ! DEUXIEME CADET, se précipitant vers le premier qui mâchonne quelque chose Qu'est-ce que tu grignotes ? LE PREMIER De l'étoupe à canon que dans les bourguignotes On fait frire en la graisse à graisser les moyeux. Les environs d'Arras sont très peu giboyeux ! UN AUTRE, entrant Moi je viens de chasser ! UN AUTRE, même jeu J'ai pêché dans la Scarpe ! TOUS, debout, se ruant sur les deux nouveaux venus Quoi ? -- Que rapportez-vous ? -- Un faisan ? --Une carpe ? -- Vite, vite, montrez ! LE PECHEUR Un goujon ! LE CHASSEUR Un moineau ! TOUS, exaspérés Assez ! -- Révoltons-nous ! CARBON Au secours, Cyrano ! Il fait maintenant tout à fait jour. Scène III - LES MEMES, CYRANO. CYRANO, sortant de sa tente, tranquille, une plume à l'oreille, un livre à la main Hein ? Silence. Au premier cadet. Pourquoi t'en vas-tu, toi, de ce pas qui traîne ! LE CADET J'ai quelque chose dans les talons qui me gêne !... CYRANO Et quoi donc ? LE CADET L'estomac ! CYRANO Moi de même, pardi ! LE CADET Cela doit te gêner ? CYRANO Non, cela me grandit. DEUXIEME CADET J'ai les dents longues ! CYRANO Tu n'en mordras que plus large. UN TROISIEME Mon ventre sonne creux ! CYRANO Nous y battrons la charge. UN AUTRE Dans les oreilles, moi, j'ai des bourdonnements. CYRANO Non, non ; ventre affamé, pas d'oreilles : tu mens ! UN AUTRE Oh ! manger quelque chose, -à l'huile ! CYRANO, le décoiffant et lui mettant son casque dans la main Ta salade. UN AUTRE Qu'est-ce qu'on pourrait bien dévorer ? CYRANO, lui jetant le livre qu'il tient à la main L'Iliade. UN AUTRE Le ministre, à Paris, fait ses quatres repas ! CYRANO Il devrait t'envoyer du perdreau ? LE MEME Pourquoi pas ? Et du vin ! CYRANO Richelieu, du bourgogne, if you please ? LE MEME Par quelque capucin ! CYRANO L'éminence qui grise ? UN AUTRE J'ai des faims d'ogre ! CYRANO Eh ! bien !... tu croques le marmot ! LE PREMIER CADET, haussant les épaules Toujours le mot, la pointe ! CYRANO Oui, la pointe, le mot ! Et je voudrais mourir, un soir, sous un ciel rose, En faisant un bon mot, pour une belle cause ! -Oh ! frappé par la seule arme noble qui soit, Et par un ennemi qu'on sait digne de soi, Sur un gazon de gloire et loin d'un lit de fièvres, Tomber la pointe au coeur en même temps qu'aux lèvres ! CRIS DE TOUS J'ai faim ! CYRANO, se croisant les bras Ah çà ! mais ne pensez qu'à manger ?... -Approche, Bertrandou le fifre, ancien berger ; Du double étui de cuir tire l'un de tes fifres, Souffle et joue à ce tas de goinfres et de piffres Ces vieux airs du pays, au doux rythme obsesseur, Dont chaque note est comme une petite soeur, Dans lesquels restent pris des sons de voix aimées, Ces airs dont la lenteur est celle des fumées Que le hameau natal exhale de ses toits, Ces airs dont la musique a l'air d'être un patois !... Le vieux s'assied et prépare son fifre. Que la flûte, aujourd'hui, guerrière qui s'afflige, Se souvienne un moment, pendant que sur sa tige Tes doigts semblent danser un menuet d'oiseau, Qu'avant d'être d'ébène, elle fut de roseau ; Que sa chanson l'étonne, et qu'elle y reconnaisse L'âme de sa rustique et paisible jeunesse !... Le vieux commence à jouer des airs languedociens. Ecoutez, les Gascons... Ce n'est plus, sous ses doigts, Le fifre aigu des camps, c'est la flûte des bois ! Ce n'est plus le sifflet du combat, sous ses lèvres, C'est le lent galoubet de nos meneurs de chèvres !... Ecoutez... C'est le val, la lande, la forêt, Le petit pâtre brun sous son rouge béret, C'est la verte douceur des soirs sur la Dordogne, Ecoutez, les Gascons : c'est la Gascogne ! Toutes les têtes se sont inclinés ; -tous les yeux rêvent ;- et des larmes sont furtivement essuyées, avec un revers de manche, un coin de manteau. CARBON, à Cyrano, bas Mais tu les fais pleurer ! CYRANO De nostalgie !... Un mal Plus noble que la faim !... pas physique : moral ! J'aime que leur souffrance ait changé de viscère, Et que ce soit leur coeur, maintenant, qui se serre ! CARBON Tu vas les affaiblir en les attendrissant ! CYRANO, qui a fait signe au tambour d'approcher Laisse donc ! Les héros qu'ils portent dans leurs sang Sont vite réveillés ! Il suffit... Il fait un geste. Le tambour roule. TOUS, se levant et se précipitant sur leurs armes Hein ?... Quoi ?... Qu'est-ce ? CYRANO, souriant Tu vois, il a suffit d'un roulement de caisse ! Adieu, rêves, regrets, vieille province, amour... Ce qui du fifre vient s'en va par le tambour ! UN CADET, qui regarde au fond Ah ! Ah ! Voici monsieur de Guiche ! TOUS LES CADETS, murmurant Hou... CYRANO, souriant Murmure Flatteur ! UN CADET Il nous ennuie ! UN AUTRE Avec, sur son armure, Son grand col de dentelle, il vient faire le fier ! UN AUTRE Comme si l'on portait du linge sur du fer ! LE PREMIER C'est bon lorsque à son cou l'on a quelque furoncle ! LE DEUXIEME Encore un courtisan ! UN AUTRE Le neveu de son oncle ! CARBON C'est un Gascon pourtant ! LE PREMIER Un faux !... Méfiez-vous ! Parce que, les Gascons... ils doivent être fous Rien de plus dangereux qu'un Gascon raisonnable. LE BRET Il est pâle ! UN AUTRE Il a faim... autant qu'un pauvre diable ! Mais comme sa cuirasse a des clous de vermeil, Sa crampe d'estomac étincelle au soleil ! CYRANO,vivement N'ayons pas l'air non plus de souffrir ! Vous, vos cartes, Vos pipes et vos dés... Tous rapidement se mettent à jouer sur des tambours, sur des escabeaux et par terre, sur leurs manteaux, et ils allument de longues pipes de pétun. Et moi, je lis Descartes. Il se promène de long en large et lit dans un petit livre qu'il a tiré de sa poche. -Tableau.- De Guiche entre. Tout le monde a l'air absorbé et content. Il est très pâle. Il va vers Carbon. Scène IV - LES MEMES, DE GUICHE. DE GUICHE, à Carbon Ah ! -- Bonjour ! Ils s'observent tous les deux. A part, avec satisfaction. Il est vert. CARBON, de même Il n'a plus que les yeux. DE GUICHE, regardant les cadets Voici donc les mauvaises têtes ?... Oui, messieurs, Il me revient de tous côtés qu'on me brocarde Chez vous, que les cadets, noblesse montagnarde, Hobereaux béarnais, barons périgourdins, N'ont pour leur colonel pas assez de dédain, M'appellent intrigant, courtisan,-Qu'il les gêne De voir sur ma cuirasse un col au point de Gêne,- Et qu'ils ne cessent pas de s'indigner entre eux Qu'on puisse être Gascon et ne pas être gueux ! Silence. On joue. On fume. Vous ferai-je punir par votre capitaine ? Non. CARBON D'ailleurs, je suis libre et n'inflige de peine... DE GUICHE Ah ? CARBON J'ai payé ma compagnie, elle est à moi. Je n'obéis qu'aux ordres de guerre. DE GUICHE Ah ?... Ma foi ! Cela suffit. S'adressant aux cadets. Je peux mépriser vos bravades. On connaît ma façon d'aller aux mousquetades ; Hier, à Bapaume, on vit la furie avec quoi J'ai fait lâcher le pied au comte de Bucquoi ; Ramenant sur ses gens les miens en avalanche, J'ai chargé par trois fois ! CYRANO, sans lever le nez de son livre Et votre écharpe blanche ? DE GUICHE, surpris et satisfait Vous savez ce détail ?... En effet, il advint, Durant que je faisais ma caracole afin De rassembler mes gens pour la troisième charge, Qu'un remous de fuyards m'entraîna sur la marge Des ennemis ; j'étais en danger qu'on me prît Et qu'on m'arquebusât, quand j'eus le bon esprit De dénouer et de laisser couler à terre L'écharpe qui disait mon grade militaire ; En sorte que je pus, sans attirer les yeux, Quitter les Espagnols, et revenant sur eux, Suivi de tous les miens réconfortés, les battre ! -Eh bien ! que dites-vous de ce trait ? Les cadets n'ont pas l'air d'écouter ; mais ici les cartes et les cornets à dés restent en l'air, la fumée des pipes demeure dans les joues : attente. CYRANO Qu'Henri quatre N'eût jamais consenti, le nombre l'accablant, A se diminuer de son panache blanc. Joie silencieuse. Les cartes s'abattent. Les dés tombent. La fumée s'échappe. DE GUICHE L'adresse a réussi, cependant ! Même attente suspendant les jeux et les pipes. CYRANO C'est possible. Mais on n'abdique pas l'honneur d'être une cible. Cartes, dés, fumées, s'abattent, tombent, s'envolent avec une satisfaction croissante. Si j'eusse été présent quand l'écharpe coula -Nos courages, monsieur, diffèrent en cela- Je l'aurais ramassée et me l'a serais mise. DE GUICHE Oui, vantardise, encor, de gascon ! CYRANO Vantardise ?... Prêtez-là moi. Je m'offre à monter, dès ce soir, A l'assaut, le premier, avec elle en sautoir. DE GUICHE Offre encor de gascon ! Vous savez que l'écharpe Resta chez l'ennemi, sur les bords de la Scarpe, En un lieu que depuis la mitraille cribla,- Où nul ne peut aller la chercher ! CYRANO, tirant de sa poche l'écharpe blanche et la lui tendant La voilà. Silence. les cadets étouffent leurs rires dans les cartes et dans les cornets à dés. De Guiche se retourne, le regarde ; immédiatement ils reprennent leur gravité, leurs jeux ; l'un d'eux sifflote avec indifférence l'air montagnard joué par le fifre. DE GUICHE, prenant l'écharpe Merci. Je vais, avec ce bout d'étoffe claire, Pouvoir faire un signal, -que j'hésitais à faire. Il va au talus, y grimpe, et agite plusieurs fois l'écharpe en l'air. TOUS Hein ! LA SENTINELLE, en haut du talus Cet homme, là-bas qui se sauve en courant !... DE GUICHE, redescendant C'est un faux espion espagnol. Il nous rend De grands services. Les renseignements qu'il porte Aux ennemis sont ceux que je lui donne, en sorte Que l'on peut influer sur leurs décisions. CYRANO C'est un gredin ! DE GUICHE, se nouant nonchalamment son écharpe C'est très commode. Nous disions ?... -Ah ! J'allais vous apprendre un fait. Cette nuit même, Pour nous ravitailler tentant un coup suprême, Le maréchal s'en fut vers Dourlens, sans tambours ; Les vivandiers du Roi sont là ; par les labours Il les joindra ; mais pour revenir sans encombre, Il a pris avec lui des troupes en tel nombre Que l'on aurait beau jeu, certes, en nous attaquant La moitié de l'armée est absente du camp ! CARBON Oui, si les Espagnols savaient, ce serait grave. Mais ils ne savent pas ce départ ? DE GUICHE Ils le savent. Ils vont nous attaquer. CARBON Ah ! DE GUICHE Mon faux espion M'est venu prévenir de leur agression. Il ajouta : "J'en peux déterminer la place ; Sur quel point voulez-vous que l'attaque se fasse ? Je dirai que de tous c'est le moins défendu, Et l'effort portera sur lui." -J'ai répondu "C'est bon. Sortez du camp. Suivez des yeux la ligne Ce sera sur le point d'où je vous ferai signe." CARBON, aux cadets Messieurs préparez-vous ! Tous se lèvent. Bruit d'épées et de ceinturons qu'on boucle. DE GUICHE C'est dans une heure. PREMIER CADET Ah !... bien !... Ils se rasseyent tous. On reprend la partie interrompue. DE GUICHE, à Carbon Il faut gagner du temps. Le maréchal revient. CARBON Et pour gagner du temps ? DE GUICHE Vous aurez l'obligeance De vous faire tuer. CYRANO Ah ! voilà la vengeance ? DE GUICHE Je ne prétendrai pas que si je vous aimais Je vous eusse choisis vous et les vôtres, mais, Comme à votre bravoure on n'en compare aucune, C'est mon Roi que je sers en servant ma rancune. CYRANO, saluant Souffrez que je vous sois, monsieur, reconnaissant. DE GUICHE, saluant Je sais que vous aimez vous battre un contre cent. Vous ne vous plaindrez pas de manquer de besogne. Il remonte, avec Carbon. CYRANO, aux cadets Eh bien donc ! nous allons au blason de Gascogne, Qui porte six chevrons, messieurs, d'azur et d'or, Joindre un chevron de sang qui lui manquait encor ! De Guiche cause bas avec Carbon de Castel-Jaloux, au fond. On donne des ordres. La réticence se prépare. Cyrano va vers Christian qui est resté immobile, les bras croisés. CYRANO, lui mettant la main sur l'épaule Christian ? CHRISTIAN, secouant le tête Roxane ! CYRANO Hélas ! CHRISTIAN Au moins, je voudrais mettre Tout l'adieu de mon coeur dans une belle lettre !... CYRANO Je me doutais que ce serait pour aujourd'hui. Il tire un billet de son pourpoint. Et j'ai fait tes adieux. CHRISTIAN Montre !... CYRANO Tu veux ?... CHRISTIAN, lui prenant la lettre Mais oui ! Il l'ouvre, lit et s'arrête. Tiens !... CYRANO Quoi ? CHRISTIAN Ce petit rond ?... CYRANO, reprenant la lettre vivement, et regardant d'un air naïf Un rond ?... CHRISTIAN C'est une larme ! CYRANO Oui... Poète, on se prend à son jeu, c'est le charme !... Tu comprends... ce billet, -c'était très émouvant Je me suis fait pleurer moi-même en l'écrivant. CHRISTIAN Pleurer ?... CYRANO Oui... parce que... mourir n'est pas terrible. Mais... ne plus la revoir jamais... Voilà l'horrible ! Car enfin je ne la... Christian le regarde. nous ne la... Vivement. Tu ne la... CHRISTIAN, lui arrachant la lettre Donne-moi ce billet ! On entend une rumeur, au loin, dans le camp. LA VOIX D'UNE SENTINELLE Ventrebieu, qui va là ? Coups de feu. Bruits de voix. Grelots. CARBON Qu'est-ce ?... LA SENTINELLE, qui est sur le talus Un carrosse ! On se précipite pour voir. CRIS Quoi ? Dans le camp ? -- Il y entre ! -- Il a l'air de venir de chez l'ennemi ! -- Diantre ! Tirez ! -- Non ! le cocher a crié ! -- Crié quoi ? -- Il a crié : Service du Roi ! Tout le monde est sur le talus et regarde au-dehors. Les grelots se rapprochent. DE GUICHE Hein ? Du Roi !... On redescend, on s'aligne. CARBON Chapeau bas, tous ! DE GUICHE, à la cantonnade Du Roi ! -Rangez-vous, vile tourbe, Pour qu'il puisse décrire avec pompe sa courbe ! Le carrosse entre au grand trot. Il est couvert de boue et de poussière. Les rideaux sont tirés. Deux laquais derrière. Il s'arrête net. CARBON, criant Battez aux champs ! Roulement de tambours. Tous les cadets se découvrent. DE GUICHE Baissez le marchepied ! Deux hommes se précipitent. La portière s'ouvre. ROXANE, sautant du carrosse Bonjour ! Le son d'une voix de femme relève d'un seul coup tout ce monde profondément incliné. -Stupeur. Scène V - LES MEMES, ROXANE. DE GUICHE Service du Roi ! Vous ? ROXANE Mais du seul roi, l'Amour ! CYRANO Ah ! grand Dieu ! CHRISTIAN Vous ! Pourquoi ? ROXANE C'était trop long, ce siège ! CHRISTIAN Pourquoi ?... ROXANE Je te dirai ! CYRANO, qui, au son de sa voix, est resté cloué immobile, sans oser tourner les yeux vers elle Dieu ! La regarderai-je ? DE GUICHE Vous ne pouvez rester ici ! ROXANE, gaiement Mais si ! mais si ! Voulez-vous m'avancer un tambour ?... Elle s'assied sur un tambour qu'on avance. Là, merci ! Elle rit. On a tiré sur mon carrosse ! Fièrement. Une patrouille ! -Il a l'air d'être fait avec une citrouille, N'est-ce pas ? comme dans le conte, et les laquais Avec des rats. Envoyant des lèvres un baiser à Christian. Bonjour ! Les regardant tous. Vous n'avez pas l'air gais ! -Savez-vous que c'est loin, Arras ? Apercevant Cyrano. Cousin, charmée ! CYRANO, s'avançant Ah çà ! comment ?... ROXANE Comment j'ai retrouvé l'armée ? Oh ! mon Dieu, mon ami, mais c'est tout simple : j'ai Marché tant que j'ai vu le pays ravagé. Ah ! ces horreurs, il a fallu que je les visse Pour y croire ! Messieurs, si c'est là le service De votre Roi, le mien vaut mieux ! CYRANO Voyons, c'est fou ! Par où diable avez-vous bien pu passer ? ROXANE Par où ? Par chez les Espagnols. PREMIER CADET Ah ! Qu'elles sont malignes ! DE GUICHE Comment avez-vous fait pour traverser leurs lignes ? LE BRET Cela dut être très difficile !... ROXANE Pas trop. J'ai simplement passé dans mon carrosse, au trot. Si quelque hidalgo montrait sa mine altière, Je mettais mon plus beau sourire à la portière, Et ces messieurs étant, n'en déplaise aux Français, Les plus galantes gens du monde, -je passais ! CARBON Oui, c'est un passeport, certes que ce sourire ! Mais on a fréquemment dû vous sommer de dire Où vous alliez ainsi, madame ? ROXANE Fréquemment. Alors je répondais : "Je vais voir mon amant." -Aussitôt l'Espagnol à l'air le plus féroce Refermait gravement la porte du carrosse, D'un geste de la main à faire envie au Roi Relevait les mousquets déjà pointés sur moi, Et superbe de grâce, à la fois, et de morgue, L'ergot tendu sous la dentelle en tuyau d'orgue, Le feutre au vent pour que la plume palpitât, S'inclinait en disant : "Passez, senorita !" CHRISTIAN Mais, Roxane... ROXANE J'ai dit : mon amant, oui... pardonne ! Tu comprends, si j'avais dit : mon mari, personne Ne m'eût laissé passer ! CHRISTIAN Mais... ROXANE Qu'avez-vous ? DE GUICHE Il faut Vous en allez d'ici ! ROXANE Moi ? CYRANO Bien vite ! LE BRET Au plus tôt ! CHRISTIAN Oui ! ROXANE Mais comment ? CHRISTIAN, embarrassé C'est que... CYRANO, de même Dans trois quarts d'heure... DE GUICHE, de même ou... quatre... CARBON, de même Il vaut mieux... LE BRET, de même Vous pourriez... ROXANE Je reste. On va se battre. TOUS Oh ! non ! ROXANE C'est mon mari ! Elle se jette dans les bras de Christian. Qu'on me tue avec toi ! CHRISTIAN Mais quels yeux vous avez ! ROXANE Je te dirai pourquoi ! DE GUICHE, désespéré C'est un poste terrible ! ROXANE, se retournant Hein ! terrible ? CYRANO Et la preuve C'est qu'il nous l'a donné ! ROXANE, à de Guiche Ah ! vous me vouliez veuve ? DE GUICHE Oh ! je vous jure !... ROXANE Non ! Je suis folle à présent ! Et je ne m'en vais plus ! D'ailleurs, c'est amusant. CYRANO Eh quoi ! la précieuse était une héroïne ? ROXANE Monsieur de Bergerac, je suis votre cousine. UN CADET Nous vous défendrons bien ! ROXANE, enfiévrée de plus en plus Je le crois, mes amis ! UN AUTRE, avec enivrement Tout le camp sent l'iris ! ROXANE Et j'ai justement mis Un chapeau qui fera très bien dans la bataille !... Regardant de Guiche. Mais peut-être est-il temps que le comte s'en aille On pourrait commencer. DE GUICHE Ah ! c'en est trop ! Je vais Inspecter mes canons, et reviens... Vous avez Le temps encor : changez d'avis ! ROXANE Jamais ! De Guiche sort. Scène VI - LES MEMES, moins DE GUICHE. CHRISTIAN, suppliant Roxane !... ROXANE Non ! PREMIER CADET, aux autres Elle reste ! TOUS, se précipitant, se bousculant, s'astiquant Un peigne ! -Un savon ! -Ma basane Est troué : une aiguille ! -Un ruban ! -Ton miroir ! - Mes manchettes ! -Ton fer à moustaches ! -Un rasoir ! ROXANE, à Cyrano qui la supplie encore Non ! rien ne me fera bouger de cette place ! CARBON, après s'être, comme les autres, sanglé, épousseté, avoir brossé son chapeau, redressé sa plume et tiré ses manchettes, s'avance vers Roxane, et cérémonieusement Peut-être siérait-il que je vous présentasse, Puisqu'il en est ainsi, quelques de ces messieurs Qui vont avoir l'honneur de mourir sous vos yeux. Roxane s'incline et elle attend, debout au bras de Christian. Carbon présente. Baron de Peyrescous de Colignac ! LE CADET, saluant Madame... CARBON, continuant Baron de Casterac de Cahuzac. -Vidame De Malgoyre Estressac Lésbas d'Escarabiot.- Chevalier d'Antignac-Juzet. -Baron Hillot De Blagnac-Saléchan de Castel-Crabioules... ROXANE Mais combien avez-vous de noms chacun ? LE BARON HILLOT Des foules ! CARBON, à Roxane Ouvrez la main qui tient votre mouchoir. ROXANE ouvre la main et le mouchoir tombe Pourquoi ? Toute la compagnie fait le mouvement de s'élancer pour le ramasser. CARBON, le ramassant vivement Ma compagnie était sans drapeau ! Mais, ma foi, C'est le plus beau du camp qui flottera sur elle ! ROXANE, souriant Il est un peu petit. CARBON, attachant le mouchoir à la hampe de sa lance de capitaine Mais il est en dentelle ! UN CADET, aux autres Je mourrais sans regrets ayant vu ce minois, Si j'avais dans le ventre une noix !... CARBON, qui l'a entendu, indigné Fi ! parler de manger lorsqu'une exquise femme !... ROXANE Mais l'air du camp est vif et, moi-même, m'affame Pâtés, chauds-froids, vins fins : -mon menu, le voilà ! -Voulez-vous m'apportez tout cela ! Consternation. UN CADET Tout cela ! UN AUTRE Où le prendrions-nous, grand Dieu ? ROXANE, tranquillement Dans mon carrosse. TOUS Hein ?... ROXANE Mais il faut qu'on serve et découpe, et désosse ! Regardez mon cocher d'un peu plus près messieurs, Et vous reconnaîtrez un homme précieux Chaque sauce sera, si l'on veut, réchauffée ! LES CADETS, se ruant vers le carrosse C'est Ragueneau ! Acclamation. Oh ! Oh ! ROXANE, les suivants des yeux Pauvres gens ! CYRANO, lui baisant la main Bonne fée ! RAGUENEAU, debout sur le siège comme un charlatan en place publique Messieurs !... Enthousiasme. LES CADETS Bravo ! Bravo ! RAGUENEAU Les Espagnols n'ont pas, Quand passaient tant d'appas, vu passer le repas ! Applaudissements. CYRANO, bas à Christian Hum ! hum ! Christian ! RAGUENEAU Distraits par la galanterie Ils n'ont pas vu... Il tire de son siège un plat qu'il élève. La galantine ! Applaudissements. La galantine passe de mains en mains. CYRANO, bas à Christian Je t'en prie, Un seul mot !... RAGUENEAU Et Vénus sut occuper leur oeil Pour que Diane, en secret, pût passer... Il brandit un gigot. son chevreuil ! Enthousiasme. Le gigot est saisi par vingts mains tendues. CYRANO, bas à Christian Je voudrais te parler ! ROXANE, aux cadets qui redescendent, les bras chargés de victuailles Posez cela par terre ! Elle met le couvert sur l'herbe, aidée des deux laquais imperturbables qui étaient derrière le carrosse. ROXANE, à Christian, au moment où Cyrano allait l'entraîner à part Vous, rendez-vous utile ! Christian vient l'aider. Mouvement d'inquiétude de Cyrano. RAGUENEAU Un paon truffé ! PREMIER CADET, épanoui, qui descend en coupant une large tranche de jambon Tonnerre ! Nous n'aurons pas couru notre dernier hasard Sans faire un geuleton... Se reprenant vivement en voyant Roxane. pardon ! un balthazar ! RAGUENEAU, lançant les coussins du carrosse Les coussins sont remplis d'ortolans ! Tumulte. On éventre les coussins. Rire. Joie. TROISIEME CADET Ah ! Viédaze ! RAGUENEAU, lançant des flacons de vin rouge Des flacons de rubis !... De vin blanc. Des flacons de topaze ! ROXANE, jetant une nappe pliée à la figure de Cyrano Défaites cette nappe !... Eh ! hop ! Soyez léger ! RAGUENEAU, brandissant une lanterne arrachée Chaque lanterne est un petit garde-manger ! CYRANO, bas à Christian, pendant qu'ils arrangent la nappe ensemble Il faut que je te parle avant que tu lui parles ! RAGUENEAU, de plus en plus lyrique Le manche de mon fouet est un saucisson d'Arles ! ROXANE, versant du vin, servant Puisqu'on nous fait tuer, morbleu ! nous nous moquons Du reste de l'armée ! -Oui ! tout pour les Gascons ! Et si de Guiche vient, personne ne l'invite ! Allant de l'un à l'autre. Là, vous avez le temps. -Ne mangez pas si vite ! - Buvez un peu. -Pourquoi pleurez-vous ? PREMIER CADET C'est trop bon ! ROXANE Chut ! -Rouge ou blanc ? -Du pain pour monsieur de Carbon ! -Un couteau ! -Votre assiette ! -Un peu de croute ? Encore ? -Je vous sers ! -Du bourgogne ? -Une aile ? CYRANO, qui la suit, les bras chargés de plats, l'aidant à servir Je l'adore ! ROXANE, allant à Christian Vous ? CHRISTIAN Rien. ROXANE Si ! ce biscuit, dans du muscat... deux doigts ! CHRISTIAN, essayant de la retenir Oh ! dites-moi pourquoi vous vîntes ? ROXANE Je me dois A ces malheureux... Chut ! Tout à l'heure !... LE BRET, qui était remonté au fond, pour passer, au bout d'une lance, un pain à la sentinelle du talus De Guiche ! CYRANO Vite, cachez flacon, plat, terrine, bourriche ! Hop ! -N'ayons l'air de rien !... A Ragueneau. Toi, remonte d'un bond Sur ton siège ! -Tout est caché ?... En un clin d'oeil tout a été repoussé dans les tentes, ou caché sous les vêtement, sous les manteaux, dans les feutres. -- De Guiche entre vivement -- et s'arrête, tout d'un coup, reniflant. -- Silence. Scène VII - LES MEMES, DE GUICHE. DE GUICHE Cela sent bon. UN CADET, chantonnant d'un air détaché To lo lo !... DE GUICHE, s'arrêtant et le regardant Qu'avez-vous, vous ?... Vous êtes tout rouge ! LE CADET Moi ?... Mais rien. C'est le sang. On va se battre : il bouge ! UN AUTRE Poum... poum... poum... DE GUICHE, se retournant Qu'est cela ? LE CADET, légèrement gris Rien ! C'est une chanson ! Une petite... DE GUICHE Vous êtes gai, mon garçon ! LE CADET L'approche du danger ! DE GUICHE, appelant Carbon de Castel-Jaloux, pour donner un ordre Capitaine ! je... Il s'arrête en le voyant. Peste ! Vous avez bonne mine aussi ! CARBON, cramoisi, et cachant une bouteille derrière son dos, avec un geste évasif Oh !... DE GUICHE Il me reste Un canon que j'ai fait porter... Il montre un endroit dans la coulisse. là, dans ce coin, Et vos hommes pourront s'en servir au besoin. UN CADET, se dandinant Charmante attention ! UN AUTRE, lui souriant gracieusement Douce sollicitude ! DE GUICHE Ah çà ! mais ils sont fous !- Sèchement. N'ayant pas l'habitude Du canon, prenez garde au recul. LE PREMIER CADET Ah ! pfftt ! DE GUICHE, allant à lui, furieux Mais !... LE CADET Le canon des Gascons ne recule jamais ! DE GUICHE, le prenant par le bras et le secouant Vous êtes gris !... De quoi ? LE CADET, superbe De l'odeur de la poudre ! DE GUICHE, haussant les épaules, les repousse et va vivement à Roxane Vite, à quoi daignez-vous, madame, vous résoudre ? ROXANE Je reste ! DE GUICHE Fuyez ! ROXANE Non ! DE GUICHE Puisqu'il en est ainsi, Qu'on me donne un mousquet ! CARBON Comment ? DE GUICHE Je reste aussi. CYRANO Enfin, Monsieur ! voilà de la bravoure pure ! PREMIER CADET Seriez-vous un Gascon malgré votre guipure ? ROXANE Quoi... ! DE GUICHE Je ne quitte pas une femme en danger. DEUXIEME CADET, au premier Dis donc ! Je crois qu'on peut lui donner à manger ! Toutes les victuailles reparaissent comme par enchantement. DE GUICHE, dont les yeux s'allument Des vivres ! UN TROISIEME CADET Il en sort de toutes les vestes ! DE GUICHE, se maîtrisant, avec hauteur Est-ce que vous croyez que je mange vos restes ! CYRANO, saluant Vous faites des progrès ! DE GUICHE, fièrement, et à qui échappe sur le dernier mot une légère pointe d'accent Je vais me battre à jeun ! PREMIER CADET, exultant de joie A jeung ! Il vient d'avoir l'accent ! DE GUICHE, riant Moi ! LE CADET C'en est un ! Ils se mettent tous à danser. CARBON, qui a disparu depuis un moment derrière le talus, reparaissant sur la crête J'ai rangé mes piquiers, leur troupe est résolue ! Il montre une ligne de piques qui dépasse la crête. DE GUICHE, à Roxane, en s'inclinant Acceptez-vous ma main pour passer leur revue ?... Elle l'a prend, ils remontent vers le talus. Tout le monde se découvre et les suit. CHRISTIAN, allant à Cyrano, vivement Parle vite ! Au moment où Roxane paraît sur la crête , les lances disparaissent, abaissées pour le salut, un cri s'élève : elle s'incline. LES PIQUIERS, au-dehors Vivat ! CHRISTIAN Quel était ce secret ! CYRANO Dans le cas où Roxane... CHRISTIAN Eh bien ? CYRANO Te parlerait Des lettres ? CHRISTIAN Oui, je sais !... CYRANO Ne fais pas la sottise De t'étonner... CHRISTIAN De quoi ? CYRANO Il faut que je te dise !... Oh !mon Dieu, c'est tout simple, et j'y pense aujourd'hui En la voyant. Tu lui... CHRISTIAN Parle vite ! CYRANO Tu lui... As écrit plus souvent que tu ne crois. CHRISTIAN Hein ? CYRANO Dame ! Je m'en étais chargé : J'interprétais ta flamme ! J'écrivais quelquefois sans te dire : j'écris ! CHRISTIAN Ah ? CYRANO C'est tout simple ! CHRISTIAN Mais comment t'y es-tu pris, De puis qu'on est bloqué pour ?... CYRANO Oh !... avant l'aurore Je pouvais traverser... CHRISTIAN, se croisant les bras Ah ! c'est tout simple encore ? Et qu'ai-je écrit de fois par semaine ?... Deux ? -Trois ?... Quatre ?- CYRANO Plus. CHRISTIAN Tous les jours ? CYRANO Oui, tous les jours. -Deux fois. CHRISTIAN, violemment Et cela t'enivrait, et l'ivresse était telle Que tu bravais la mort... CYRANO, voyant Roxane qui revient Tais-toi ! Pas devant elle ! Il rentre vivement dans sa tente. Scène VIII - ROXANE, CHRISTIAN ; au fond, allées et venues de cadets. CARBON et DE GUICHE donnent des ordres. ROXANE, courant à Christian Et maintenant, Christian !... CHRISTIAN, lui prenant les mains Et maintenant, dis-moi Pourquoi, par ces chemins effroyables, pourquoi A travers tous ces rangs de soudards et de reîtres, Tu m'as rejoint ici ? ROXANE C'est à cause des lettres ! CHRISTIAN Tu dis ? ROXANE Tant pis pour vous si je cours ces dangers ! Ce sont vos lettres qui m'ont grisée ! Ah ! songez Combien depuis un mois vous m'en avez écrites, Et plus belles toujours ! CHRISTIAN Quoi ! pour quelques petites lettres d'amour... ROXANE Tais-toi !... Tu ne peux pas savoir ! Mon Dieu, je t'adorais, c'est vrai, depuis qu'un soir, D'une voix que je t'ignorais, sous ma fenêtre, Ton âme commença de se faire connaître... Eh bien ! tes lettres, c'est, vois-tu, depuis un mois, Comme si tout le temps, je l'entendais, ta voix De ce soir-là, si tendre, et qui vous enveloppe ! Tant pis pour toi, j'accours. La sage Pénélope Ne fût pas demeurée à broder sous son toit, Si le Seigneur Ulysse eût écrit comme toi, Mais pour le joindre, elle eût, aussi folle qu'Hélène, Envoyé promener ses pelotons de laine !... CHRISTIAN Mais... ROXANE Je lisais, je relisais, je défaillais, J'étais à toi. Chacun de ces petits feuillets Etait comme un pétale envolé de ton âme. On sent à chaque mot de ces lettres de flamme L'amour puissant, sincère... CHRISTIAN Ah ! sincère et puissant ? Cela se sent, Roxane ?... ROXANE Oh ! si cela se sent ! CHRISTIAN Et vous venez ? ROXANE Je viens (ô mon Christian, mon maître ! Vous me relèveriez si je voulais me mettre A vos genoux, c'est donc mon âme que j'y mets, Et vous ne pourrez plus la relever jamais !) Je viens te demander pardon (et c'est bien l'heure De demander pardon, puisqu'il se peut qu'on meure !) De t'avoir fait d'abord, dans ma frivolité, L'insulte de t'aimer pour ta seule beauté ! CHRISTIAN, avec épouvante Ah ! Roxane ! ROXANE Et plus tard, mon ami, moins frivole, -Oiseau qui saute avant tout à fait qu'il s'envole,- Ta beauté m'arrêtant, ton âme m'entraînant, Je t'aimais pour les deux ensemble !... CHRISTIAN Et maintenant ? ROXANE Eh bien ! toi-même enfin l'emporte sur toi-même, Et ce n'est plus que pour ton âme que je t'aime ! CHRISTIAN, reculant Ah ! Roxane ! ROXANE Sois donc heureux. Car n'être aimé Que pour ce dont on est un instant costumé, Doit mettre un coeur avide et noble à la torture ; Mais ta chère pensée efface ta figure, Et la beauté par quoi tout d'abord tu me plus, Maintenant j'y vois mieux... et je ne la vois plus ! CHRISTIAN Oh !... ROXANE Tu doutes encor d'une telle victoire ?... CHRISTIAN, douloureusement Roxane ! ROXANE Je comprends, tu ne peux pas y croire, A cet amour ?... CHRISTIAN Je ne veux pas de cet amour ! Moi, je veux être aimé plus simplement pour... ROXANE Pour Ce qu'en vous elles ont aimé jusqu'à cette heure ? Laissez-vous donc aimer d'une façon meilleure ! CHRISTIAN Non ! c'était mieux avant ! ROXANE Ah ! tu n'y entends rien ! C'est maintenant que j'aime mieux, que j'aime bien ! C'est ce qui te fait toi, tu m'entends, que j'adore, Et moins brillant... CHRISTIAN Tais-toi ! ROXANE Je t'aimerais encore ! Si toute ta beauté tout d'un coup s'envolait... CHRISTIAN Oh ! ne dis pas cela ! ROXANE Si ! je le dis ! CHRISTIAN Quoi ? laid ? ROXANE Laid ! je le jure ! CHRISTIAN Dieu ! ROXANE Et ta joie est profonde ? CHRISTIAN, d'une voix étouffée Oui... ROXANE Qu'as-tu ?... CHRISTIAN, la repoussant doucement Rien. Deux mots à dire : une seconde... ROXANE Mais ?... CHRISTIAN, lui montrant un groupe de cadets, au fond A ces pauvres gens mon amour t'enleva Va leur sourire un peu puisqu'ils vont mourir... va ! ROXANE, attendrie Cher Christian ! Elle remonte vers les Gascons qui s'empressent respectueusement autour d'elle. Scène IX - CHRISTIAN, CYRANO ; au fond ROXANE, causant avec CARBON et quelques cadets. CHRISTIAN, appelant vers la tente de Cyrano Cyrano ? CYRANO, reparaissant, armé pour la bataille Qu'est-ce ? Te voilà blême ! CHRISTIAN Elle ne m'aime plus ! CYRANO Comment ? CHRISTIAN C'est toi qu'elle aime ! CYRANO Non ! CHRISTIAN Elle n'aime plus que mon âme ! CYRANO Non ! CHRISTIAN Si ! C'est donc bien toi qu'elle aime, -et tu l'aimes aussi ! CYRANO Moi ? CHRISTIAN Je le sais. CYRANO C'est vrai. CHRISTIAN Comme un fou. CYRANO Davantage. CHRISTIAN Dis-le-lui ! CYRANO Non ! CHRISTIAN Pourquoi ? CYRANO Regarde mon visage ! CHRISTIAN Elle m'aimerait laid ! CYRANO Elle te l'a dit ! CHRISTIAN Là ! CYRANO Ah ! je suis bien content qu'elle t'ait dit cela ! Mais va, va, ne crois pas cette chose insensée ! -Mon Dieu, je suis content qu'elle ait eu la pensée De la dire,- mais va, ne la prends pas au mot, Va, ne deviens pas laid : elle m'en voudrait trop ! CHRISTIAN C'est ce que je veux voir ! CYRANO Non, non ! CHRISTIAN Qu'elle choisisse ! Tu vas lui dire tout CYRANO Non, non ! Pas ce supplice. CHRISTIAN Je tuerais ton bonheur parce que je suis beau ? C'est trop injuste ! CYRANO Et moi, je mettrais au tombeau Le tien parce que, grâce au hasard qui fait naître, J'ai le don d'exprimer... ce que tu sens peut-être ? CHRISTIAN Dis-lui tout ! CYRANO Il s'obstine à me tenter, c'est mal ! CHRISTIAN Je suis las de porter en moi un rival ! CYRANO Christian ! CHRISTIAN Notre union -sans témoins- clandestine, -Peut se rompre,- si nous survivons ! CYRANO Il s'obstine !... CHRISTIAN Oui, je veux être aimé moi-même, ou pas du tout ! -Je vais voir ce qu'on fait, tiens ! Je vais jusqu'au bout Du poste ; Je reviens : parle, et qu'elle préfère L'un de nous deux ! CYRANO Ce sera toi ! CHRISTIAN Mais... je l'espère ! Il appelle. Roxane ! CYRANO Non ! Non ! ROXANE, accourant Quoi ? CHRISTIAN Cyrano vous dira Une chose importante Elle va vivement à Cyrano. Christian sort. Scène X - ROXANE, CYRANO, puis LE BRET, CARBON, les cadets, RAGUENEAU, DE GUICHE, etc... ROXANE Importante ? CYRANO,éperdu Il s'en va !... A Roxane. Rien... Il attache, -- oh ! Dieu ! vous devez le connaître ! -- De l'importance à rien ! ROXANE, vivement Il a douté peut-être De ce que j'ai dit là ?... J'ai vu qu'il a douté !... CYRANO, lui prenant la main Mais vous avez bien dit, d'ailleurs, la vérité ? ROXANE Oui, oui, je l'aimerais même... Elle hésite une seconde. CYRANO, souriant tristement Le mot vous gêne Devant moi ? ROXANE Mais... CYRANO Il ne me fera pas de peine ! -Même laid ? ROXANE Même laid ! Mousqueterie au-dehors. Ah ! tiens, on a tiré ! CYRANO, ardemment Affreux ? ROXANE Affreux ! CYRANO Défiguré ? ROXANE Défiguré ! CYRANO Grotesque ? ROXANE Rien ne peut me le rendre grotesque ! CYRANO Vous l'aimeriez encore ? ROXANE Et davantage presque ! CYRANO, perdant la tête, à part Mon Dieu, c'est vrai, peut-être, et le bonheur est là. A Roxane. Je... Roxane... écoutez !... LE BRET, entrant rapidement, appelle à mi-voix Cyrano ! CYRANO, se retournant Hein ? LE BRET Chut ! Il lui dit un mot tout bas. CYRANO, laissant échapper la main de Roxane, avec un cri Ah !... ROXANE Qu'avez-vous ? CYRANO, à lui-même, avec stupeur C'est fini. Détonations nouvelles. ROXANE Quoi ? Qu'est-ce encore ? On tire ? Elle remonte pour regarder au-dehors. CYRANO C'est fini, jamais plus je ne pourrai le dire ! ROXANE, voulant s'élancer Que se passe-t-il ? CYRANO, vivement, l'arrêtant Rien ! Des cadets sont entrés, cachant quelque chose qu'ils portent, et ils forment un groupe empêchant Roxane d'approcher. ROXANE Ces hommes ? CYRANO, l'éloignant Laissez-les !... ROXANE Mais qu'alliez-vous me dire avant ?... CYRANO Ce que j'allais Vous dire ?... rien, oh ! rien, je le jure, madame ! Solennellement. Je jure que l'esprit de Christian, que son âme Etaient... Se reprenant avec terreur. sont les plus grands... ROXANE Etaient ? Avec un grand cri. Ah !... Elle se précipite et écarte tout le monde. CYRANO C'est fini. ROXANE,voyant Christian couché dans son manteau Christian ! LE BRET, à Cyrano Le premier coup de feu de l'ennemi ! Roxane se jette sur le corps de Christian. Nouveaux coups de feu. Cliquetis. Tambours. CARBON, l'épée au poing C'est l'attaque ! Aux mousquets ! Suivi des cadets, il passe de l'autre côté du talus. ROXANE Christian ! LA VOIX DE CARBON,derrière le talus Qu'on se dépêche ! ROXANE Christian ! CARBON Alignez-vous ! ROXANE Christian ! CARBON Mesurez... mèche ! Ragueneau est accouru, apportant de l'eau dans un casque. CHRISTIAN, d'une voix mourante Roxane !... CYRANO, vite et bas à l'oreille de Christian, pendant que Roxane affolée trempe dans l'eau, pour le panser, un morceau de linge arraché à sa poitrine J'ai tout dit. C'est toi qu'elle aime encor ! Christian ferme les yeux. ROXANE Quoi, mon amour ? CARBON Baguette haute ! ROXANE, à Cyrano Il n'est pas mort ?... CARBON Ouvrez la charge avec les dents ! ROXANE Je sens sa joue Devenir froide, là, contre la mienne ! CARBON En joue ! ROXANE Une lettre sur lui ! Elle l'ouvre. Pour moi ! CYRANO, à part Ma lettre ! CARBON Feu ! Mousqueterie. Cris. Bruit de bataille. CYRANO, voulant dégager sa main que tient Roxane agenouillée Mais Roxane on se bat ! ROXANE, le retenant Restez encore un peu. Il est mort. Vous étiez le seul à le connaître. Elle pleure doucement. -N'est-ce pas que c'était un être exquis, un être Merveilleux ? CYRANO,debout, tête nue Oui, Roxane. ROXANE Un poète inouï, Adorable ? CYRANO Oui, Roxane. ROXANE Un esprit sublime ? CYRANO Oui, Roxane ! ROXANE Un coeur profond, inconnu du profane, Une âme magnifique et charmante ? CYRANO, fermement Oui, Roxane ! ROXANE, se jetant sur le corps de Christian Il est mort ! CYRANO, à part, tirant l'épée Et je n'ai qu'à mourir aujourd'hui, Puisque, sans le savoir, elle me pleure en lui ! Trompettes au loin. DE GUICHE, qui reparaît sur le talus, décoiffé, blessé au front, d'une voix tonnante C'est le signal promis ! Des fanfares de cuivres ! Les Français vont rentrer au camp avec des vivres ! Tenez encore un peu ! ROXANE Sur la lettre, du sang, Des pleurs ! UNE VOIX, au-dehors criant Rendez-vous ! VOIX DES CADETS Non ! RAGUENEAU, qui grimpé sur son carrosse regarde la bataille par-dessus le talus Le péril va croissant ! CYRANO, à de Guiche lui montrant Roxane Emportez-la ! Je vais charger ! ROXANE, baisant la lettre, d'une voix mourante Son sang ! ses larmes !... RAGUENEAU, sautant à bas du carrosse pour courir vers elle Elle s'évanouit ! DE GUICHE, sur le talus, aux cadets, avec rage Tenez bon ! UNE VOIX, au-dehors Bas les armes ! VOIX DES CADETS Non ! CYRANO, à de Guiche Vous avez prouvé, Monsieur, votre valeur Lui montrant Roxane. Fuyez en la sauvant ! DE GUICHE, qui court à Roxane et l'enlève dans ses bras Soit ! Mais on est vainqueur Si vous gagner du temps ! CYRANO C'est bon ! Criant vers Roxane que de Guiche, aidé de Ragueneau, emporte évanouie. Adieu, Roxane ! Tumulte. Cris. Des cadets reparaissent blessés et viennent tomber en scène. Cyrano se précipitant au combat est arrêté sur la crête par Carbon, couvert de sang. CARBON Nous plions ! J'ai reçu deux coups de pertuisane ! CYRANO, criant aux Gascons Hardi ! Reculès pas, drollos ! A Carbon, qu'il soutient. N'ayez pas peur ! J'ai deux morts à venger : Christian et mon bonheur ! Ils redescendent. Cyrano brandit la lance où est attaché le mouchoir de Roxane. Flotte, petit drapeau de dentelle à son chiffre ! Il la plante en terre ; il crie aux cadets. Toumbé dèssus ! Escrasas lous ! Au fifre. Un air de fifre ! Le fifre joue. Des blessés se relèvent. Des cadets dégringolant le talus viennent se grouper autour de Cyrano et du petit drapeau. Le carrosse se couvre et se remplit d'hommes, se hérisse d'arquebuses, se transforme en redoute. UN CADET, paraissant à reculons, sur la crête, se battant toujours, crie Ils montent le talus ! et tombe mort. CYRANO On va les saluer ! Le talus se couronne en un instant d'une rangée terrible d'ennemis. Les grands étendards des Impériaux se lèvent. CYRANO Feu ! Décharge générale. CRI, dans les rangs ennemis Feu ! Riposte meurtrière. Les cadets tombent de tous côtés. UN OFFICIER ESPAGNOL, se découvrant Quels sont ces gens qui se font tous tuer ? CYRANO, récitant debout au milieu des balles Ce sont les cadets de Gascogne De Carbon de Castel-Jaloux ; Bretteurs et menteurs sans vergogne... Il s'élance, suivi des quelques survivants. Ce sont les cadets... Le reste se perd dans la bataille. RIDEAU Cinquième Acte -------------------- La gazette de Cyrano Quinze ans après, en 1655. Le parc du couvent que les Dames de la croix occupaient à Paris. Superbes ombrages. A gauche, la maison ; vaste perron sur lequel ouvrent plusieurs portes. Un arbre énorme au milieu de la scène, isolé au milieu d'une petite place ovale. A droite, premier plan, parmi de grands buis, un banc de pierre demi-circulaire. Tout le fond du théâtre est traversé par une allée de marronniers qui aboutit à droite, quatrième plan, à la porte d'une chapelle entrevue parmi les branches. A travers le double rideau d'arbres de cette allée, on aperçoit des fuites de pelouses, d'autres allées, des bosquets, les profondeurs du parc, le ciel. La chapelle ouvre une porte latérale sur une colonnade enguirlandée de vigne rougie, qui vient se perdre à droite, au premier plan, derrière les buis. C'est l'automne. Toute la frondaison est rousse au-dessus des pelouses fraîches. Taches sombres des buis et des ifs restés verts. Une plaque de feuilles jaunes sous chaque arbre. Les feuilles jonchent toute la scène, craquent sous les pas dans les allées, couvrent à demi le perron et les bancs. Entre le banc de droite et l'arbre, un grand métier à broder devant lequel une petite chaise a été apportée. Paniers pleins d'écheveaux et de pelotons. Tapisserie commencée. Au lever du rideau, des soeurs vont et viennent dans le parc ; quelques-unes sont assises sur le banc autour d'une religieuse plus âgée. Des feuilles tombent. Scène Première - Mère MARGUERITE, soeur MARTHE, soeur CLAIRE,Les Soeurs. SOEUR MARTHE, à Mère Marguerite Soeur Claire a regardé deux fois comment allait Sa cornette, devant la glace. MERE MARGUERITE, à soeur Claire C'est très laid. SOEUR CLAIRE Mais soeur Marthe a repris un pruneau de la tarte, Ce matin : je l'ai vu. MERE MARGUERITE, à soeur Marthe C'est très vilain, soeur Marthe. SOEUR CLAIRE Un tout petit regard ! SOEUR MARTHE Un tout petit pruneau ! MERE MARGUERITE, sévèrement Je le dirai, ce soir, à monsieur Cyrano. SOEUR CLAIRE, épouvantée Non ! il va se moquer ! SOEUR MARTHE Il dira que les nonnes Sont très coquettes ! SOEUR CLAIRE Très gourmandes ! MERE MARGUERITE, souriant Et très bonnes. SOEUR CLAIRE N'est-ce pas, Mère Marguerite de Jésus, Qu'il vient, le samedi, depuis dix ans ! MERE MARGUERITE Et plus ! Depuis que sa cousine à nos béguins de toile Mêla le deuil mondain de sa coiffe de voile, Qui chez nous vint s'abattre, il y a quatorze ans, Comme un grand oiseau noir parmi les oiseaux blancs ! SOEUR MARTHE Lui seul, depuis qu'elle a pris chambre dans ce cloître, Sait distraire un chagrin qui ne veut pas décroître. TOUTES LES SOEURS Il est si drôle ! -- C'est amusant quand il vient ! -- Il nous taquine ! -- Il est gentil ! -- Nous l'aimons bien ! -- Nous fabriquons pour lui des pâtes d'angélique ! SOEUR MARTHE Mais enfin, ce n'est pas un très bon catholique ! SOEUR CLAIRE Nous le convertirons. LES SOEURS Oui ! Oui ! MERE MARGUERITE Je vous défend De l'entreprendre encor sur ce point, mes enfants. Ne le tourmentez pas : il viendrait moins peut-être ! SOEUR MARTHE Mais... Dieu !... MERE MARGUERITE Rassurez-vous : Dieu doit bien le connaître. SOEUR MARTHE Mais chaque samedi, quand il vient d'un air fier, Il me dit en entrant : "Ma soeur j'ai fait gras, hier !" MERE MARGURITE Ah ! il vous dit cela ?... Eh bien ! la fois dernière Il n'avait pas mangé depuis deux jours. SOEUR MARTHE Ma Mère ! MERE MARGUERITE Il est pauvre. SOEUR MARTHE Qui vous l'a dit ? MERE MARGURITE Monsieur Le Bret. SOEUR MARTHE On ne le secours pas ? MERE MARGUERITE Non, il se fâcherait. Dans une allée du fond, on voit apparaître Roxane, vêtue de noir, avec la coiffe des veuves et de longs voiles ; de Guiche, magnifique et vieillissant, marche auprès d'elle. Ils vont à pas lents. Mère Marguerite se lève. -- Allons il faut rentrer... Madame Magdeleine, Avec un visiteur, dans le parc se promène. SOEUR MARTHE, bas à soeur Claire C'est le duc-maréchal de Grammont ? SOEUR CLAIRE, regardant Oui, je crois. SOEUR MARTHE Il n'était plus venu la voir depuis des mois ! LES SOEURS Il est très pris ! -- La cour ! -- Les camps ! SOEUR CLAIRE Les soins du monde ! Elles sortent. De Guiche et Roxane descendent en silence et s'arrêtent près du métier. Un temps. Scène II - ROXANE, LE DUC DE GRAMMONT, puis LE BRET et RAGUENEAU. LE DUC Et vous demeurez ici, vainement blonde, Toujours en deuil ? ROXANE Toujours. LE DUC Aussi fidèle ? ROXANE Aussi. LE DUC, après un temps Vous m'avez pardonné ? ROXANE, simplement, regardant la croix du couvent Puisque je suis ici. Nouveau silence. LE DUC Vraiment c'était un être ?... ROXANE Il fallait le connaître ! LE DUC Ah ! Il fallait ?... Je l'ai trop peu connu, peut-être ! ...Et son dernier billet, sur votre coeur, toujours ? ROXANE Comme un doux scapulaire, il pend à ce velours. LE DUC Même mort, vous l'aimez ? ROXANE Quelquefois il me semble Qu'il n'est mort qu'à demi, que nos coeurs sont ensemble, Et que son amour flotte, autour de moi, vivant ! LE DUC, après un silence encore Est-ce que Cyrano vient vous voir ? ROXANE Oui, souvent. Ce vieil ami, pour moi, remplace les gazettes. Il vient ; c'est régulier ; sous cet arbre où vous êtes On place son fauteuil, s'il fait beau ; je l'attends En brodant ; l'heure sonne ; au dernier coup, j'entends -- Car je ne tourne plus même le front ! -- sa canne Descendre le perron ; il s'assied ; il ricane De ma tapisserie éternelle ; il me fait La chronique de la semaine, et... Le Bret paraît sur le perron. Tiens, Le Bret ! Le Bret descend. Comment va notre ami ? LE BRET Mal. LE DUC Oh ! ROXANE, au duc Il exagère ! LE BRET Tout ce que j'ai prédit : l'abandon, la misère !... Ses épîtres lui font des ennemis nouveaux ! Il attaque les faux nobles, les faux dévots, Les faux braves, les plagiaires, -tout le monde. ROXANE Mais son épée inspire une terreur profonde. On ne viendra jamais à bout de lui. LE DUC, hochant la tête Qui sait ? LE BRET Ce que je crains, ce n'est pas les attaques, c'est La solitude, la famine, c'est Décembre Entrant à pas de loups dans son obscure chambre Voilà les spadassins qui plutôt le tueront ! -- Il serre chaque jour, d'un cran, son ceinturon. Son pauvre nez a pris des tons de vieil ivoire. Il n'a plus qu'un petit habit de serge noire. LE DUC Ah ! celui-là n'est pas parvenu ! -- C'est égal, Ne le plaignez pas trop. LE BRET, avec un sourire amer Monsieur le maréchal !... LE DUC Ne le plaignez pas trop : il a vécu sans pactes, Libre dans sa pensée autant que dans ses actes. LE BRET, de même Monsieur le duc !... LE DUC, hautainement Je sais, oui : j'ai tout ; il n'a rien... Mais je lui serrerais bien volontiers la main. Saluant Roxane. Adieu. ROXANE Je vous conduis. Le duc salue Le Bret et se dirige avec Roxane vers le perron. LE DUC, s'arrêtant, tandis qu'elle monte Oui, parfois, je l'envie. -- Voyez-vous, lorsqu'on a trop réussi sa vie, On sent, -- n'ayant rien, mon Dieu, de vraiment mal ! Mille petits dégoûts de soi, dont le total Ne fait pas un remords, mais une gêne obscure ; Et les manteaux de duc traînent dans leur fourrure, Pendant que des grandeurs on monte les degrés, Un bruit d'illusions sèches et de regrets, Comme, quand vous montez lentement vers ces portes, Votre robe de deuil traîne des feuilles mortes. ROXANE, ironique Vous voilà bien rêveur ?... LE DUC Eh ! oui ! Au moment de sortir, brusquement. Monsieur Le Bret ! A Roxane. Vous permettez ? Un mot. Il va à Le Bret, et à mi-voix. C'est vrai : nul n'oserait Attaquer votre ami ; mais beaucoup l'ont en haine ; Et quelqu'un me disait, hier, au jeu, chez la Reine "Ce Cyrano pourrait mourir d'un accident." LE BRET Ah ? LE DUC Oui. Qu'il sorte peu. Qu'il soit prudent. LE BRET, levant les bras au ciel Prudent ! Il va venir. Je vais l'avertir. Oui, mais !... ROXANE, qui est restée sur le perron, à une soeur qui s'avance vers elle Qu'est-ce ? LA SOEUR Ragueneau veut vous voir, Madame. ROXANE Qu'on le laisse Entrer. Au duc et à Le Bret. Il vient crier misère. Etant un jour Parti pour être auteur, il devint tour à tour Chantre... LE BRET Etuviste... ROXANE Acteur... LE BRET Bedeau... ROXANE Perruquier... LE BRET Maître De théorbe... ROXANE Aujourd'hui, que pourrait-il bien être ? RAGUENEAU, entrant précipitamment Ah ! Madame ! Il aperçoit Le Bret. Monsieur ! ROXANE, souriant Racontez vos malheurs A Le Bret. Je reviens. RAGUENEAU Mais, Madame... Roxane sort sans l'écouter, avec le duc. Il redescend vers Le Bret. Scène III - LE BRET, RAGUENEAU. RAGUENEAU D'ailleurs, Puisque vous êtes là, j'aime mieux qu'elle ignore ! -- J'allais voir votre ami tantôt. J'étais encore A vingt pas de chez lui... quand je le vois de loin, Qui sort. Je veux le joindre. Il va tourner le coin De la rue... et je cours... lorsque d'une fenêtre Sous laquelle il passait -- est-ce un hasard ?... peut-être ! -- Un laquais laisse choir une pièce de bois. LE BRET Les lâches !... Cyrano ! RAGUENEAU J'arrive et je le vois... LE BRET C'est affreux ! RAGUENEAU Notre ami, Monsieur, notre poète, Je le vois, là, par terre, un grand trou dans la tête ! LE BRET Il est mort ? RAGUENEAU Non ! mais... Dieu ! je l'ai porté chez lui. Dans sa chambre... Ah ! sa chambre ! il faut voir ce réduit ! LE BRET Il souffre ? RAGUENEAU Non, Monsieur, il est sans connaissance. LE BRET Un médecin ? RAGUENEAU Il en vint un par complaisance. LE BRET Mon pauvre Cyrano ! -- Ne disons pas cela Tout d'un coup à Roxane ! -- Et ce docteur ? RAGUENEAU Il a parlé, -- Je ne sais plus, -- de fièvre, de méninges !... Ah ! si vous le voyiez -- la tête dans des linges !... Courons vite ! -- Il n'y a personne à son chevet ! -- C'est qu'il pourrait mourir, Monsieur, s'il se levait ! LE BRET, l'entraînant vers la droite Passons par là ! Viens, c'est plus court ! Par la chapelle ! ROXANE, paraissant sur le perron et voyant Le Bret s'éloigner par la colonnade qui mène à la petite porte de la chapelle Monsieur Le Bret ! Le Bret et Ragueneau se sauvent sans répondre. Le Bret s'en va quand on l'appelle ? C'est quelque histoire encor de ce bon Ragueneau ! Elle descend le perron. Scène IV - ROXANE seule, puis deux Soeurs, un instant. ROXANE Ah ! que ce dernier jour de septembre est donc beau ! Ma tristesse sourit. Elle qu'Avril offusque, Se laisse décider par l'automne, moins brusque. Elle s'assied à son métier. Deux soeurs sortent de la maison et apportent un grand fauteuil sous l'arbre. Ah ! voici le fauteuil classique où vient s'asseoir Mon vieil ami ! SOEUR MARTHE Mais c'est le meilleur du parloir ! ROXANE Merci, ma soeur. Les soeurs s'éloignent. Il va venir. Elle s'installe. On entend sonner l'heure. Là... l'heure sonne. -- Mes écheveaux ! -- L'heure a sonné ? Ceci m'étonne ! Serait-il en retard pour la première fois ? La soeur tourière doit -- mon dé ?... là, je le vois ! -- L'exhorter à la pénitence. Un temps. Elle l'exhorte ! -- Il ne peut plus tarder. -- Tiens ! une feuille morte ! -- Elle pousse du doigt la feuille tombée sur son métier. D'ailleurs, rien ne pourrait -- mes ciseaux... dans mon sac ! -- L'empêcher de venir ! UNE SOEUR, paraissant sur le perron Monsieur de Bergerac. Scène V - ROXANE, CYRANO et, un moment Soeur MARTHE. ROXANE, sans se retourner Qu'est-ce que je disais ?... Et elle brode. Cyrano, très pâle, le feutre enfoncé sur les yeux, paraît. La soeur qui l'a introduit rentre. Il se met à descendre le perron lentement, avec un effort visible pour se tenir debout, et en s'appuyant sur sa canne. Roxane travaille à sa tapisserie. Ah ! ces teintes fanées... Comment les ressortir ? A Cyrano, sur un ton d'amicale gronderie. De puis quatorze années, Pour la première fois, en retard ! CYRANO, qui est parvenu au fauteuil et s'est assis, d'une voie gaie contrastant avec son visage Oui, c'est fou ! J'enrage. Je fus mis en retard, vertuchou !... ROXANE Par ? CYRANO Par une visite assez inopportune. ROXANE, distraite, travaillant Ah ! oui ! quelque fâcheux ? CYRANO Cousine, c'était une Fâcheuse. ROXANE Vous l'avez renvoyée ? CYRANO Oui, j'ai dit Excusez-moi, mais c'est aujourd'hui samedi, Jour où je dois me rendre en certaine demeure ; Rien ne m'y fait fait manquer : repassez dans une heure ! ROXANE, légèrement Eh bien ! cette personne attendra pour vous voir Je ne vous laisse pas partir avant ce soir. CYRANO, avec douceur Peut-être un peu plus tôt faudra-t-il que je parte. Il ferme les yeux et se tait un instant. Soeur Marthe traverse le parc de la chapelle au perron. Roxane l'aperçoit, lui fait un petit signe de tête. ROXANE, à Cyrano Vous ne taquinez pas soeur Marthe ? CYRANO, vivement, ouvrant les yeux Si ! Avec une grosse voix comique. Soeur Marthe ! Approchez ! La soeur glisse vers lui. Ha ! ha ! ha ! Beaux yeux toujours baissés ! SOEUR MARTHE, levant les yeux en souriant Mais... Elle voit sa figure et fait un geste d'étonnement. Oh ! CYRANO, bas, lui montrant Roxane Chut ! Ce n'est rien ! D'une voix fanfaronne. Haut. Hier, j'ai fait gras. SOEUR MARTHE Je sais. A part. C'est pour cela qu'il est si pâle ! Vite et bas. Au réfectoire Vous viendrez tout à l'heure, et je vous ferai boire Un grand bol de bouillon... Vous viendrez ? CYRANO Oui, oui, oui. SOEUR MARTHE Ah ! vous êtes un peu raisonnable, aujourd'hui ! ROXANE, qui les entend chuchoter Elle essaie de vous convertir ! SOEUR MARTHE Je m'en garde ! CYRANO Tiens, c'est vrai ! Vous toujours si saintement bavarde, Vous ne me prêcher pas ? c'est étonnant, ceci !... Avec une fureur bouffonne. Sabre de bois ! Je veux vous étonner aussi ! Tenez, je vous permets... Il a l'air de chercher une bonne taquinerie, et de la trouver. Ah ! la chose est nouvelle ?... De... de prier pour moi, ce soir, à la chapelle. ROXANE Oh ! oh ! CYRANO, riant Soeur Marthe est dans la stupéfaction ! SOEUR MARTHE, doucement Je n'ai pas attendu votre permission. Elle rentre. CYRANO, revenant à Roxane, penchée sur son métier Du diable si je peux jamais, tapisserie, Voir ta fin ! ROXANE J'attendais cette plaisanterie. A ce moment, un peu de brise fait tomber les feuilles. CYRANO Les feuilles ! ROXANE, levant la tête, et regardant au loin, dans les allées Elles sont d'un blond vénitien. Regardez-les tomber. CYRANO Comme elles tombent bien ! Dans ce trajet si court de la branche à la terre, Comme elles savent mettre une beauté dernière, Et malgré leur terreur de pourrir sur le sol, Veulent que cette chute ait la grâce d'un vol ! ROXANE Mélancolique, vous ? CYRANO, se reprenant Mais pas du tout, Roxane ! ROXANE Allons, laissez tomber les feuilles de platane... Et racontez un peu ce qu'il y a de neuf. Ma gazette ? CYRANO Voici ! ROXANE Ah ! CYRANO, de plus en plus pâle, et luttant contre la douleur Samedi, dix-neuf Ayant mangé huit fois du raisiné de Cette, Le Roi fut pris de fièvre ; à deux coups de lancette Son mal fut condamné pour lèse-majesté, Et cet auguste pouls n'a plus fébricité ! Au grand bal, chez la reine, on a brûlé, dimanche, Sept cent soixante-trois flambeaux de cire blanche ; Nos troupes ont battu, dit-on, Jean l'Autrichien ; On a pendu quatre sorciers ; le petit chien De madame d'Athis a dû prendre un clystère... ROXANE Monsieur de Bergerac, voulez-vous bien vous taire ! CYRANO Lundi... rien. Lygdamire a changé d'amant. ROXANE Oh ! CYRANO, dont le visage s'altère de plus en plus Mardi, toute la cour est à Fontainebleau. Mercredi, la Montglat dit au comte de Fiesque Non ! Jeudi : Mancini, reine de France, -- ou presque ! Le vingt-cinq, la Montglat à de Fiesque dit : Oui ; Et samedi, vingt-six... Il ferme les yeux. Sa tête tombe. Silence. ROXANE,, surprise de ne plus rien entendre, se retourne, le regarde, et se levant effrayée Il est évanoui ? Elle court vers lui en criant. Cyrano ! CYRANO, rouvrant les yeux, d'une voix vague Qu'est-ce ?... Quoi ?... Il voit Roxane penchée sur lui et, vivement, assurant son chapeau sur sa tête et reculant avec effroi dans son fauteuil. Non ! non ! je vous assure, Ce n'est rien. Laissez-moi ! ROXANE Pourtant... CYRANO C'est ma blessure D'Arras... qui... quelquefois... vous savez... ROXANE Pauvre ami ! CYRANO Mais ce n'est rien. Cela va finir. Il sourit avec effort. C'est fini. ROXANE, debout près de lui Chacun de nous a sa blessure : j'ai la mienne. Toujours vive, elle est là, cette blessure ancienne, Elle met la main sur sa poitrine. Elle est là, sous la lettre au papier jaunissant Où l'on peut voir encor des larmes et du sang ! Le crépuscule commence à venir. CYRANO Sa lettre !... N'aviez-vous pas dit qu'un jour, peut-être, Vous me la feriez lire ? ROXANE Ah ! vous voulez ?... Sa lettre ? CYRANO Oui... Je veux... Aujourd'hui... ROXANE, lui donnant le sachet pendu à son cou. Tenez ! CYRANO, le prenant Je peux ouvrir ? ROXANE Ouvrez... lisez !... Elle revient à son métier, le replie, range ses laines. CYRANO, lisant "Roxane, adieu, je vais mourir !..." ROXANE, s'arrêtant, étonnée Tout haut ? CYRANO, lisant "C'est pour ce soir, je crois, ma bien-aimée ! "J'ai l'âme lourde encor d'amour inexprimée, "Et je meurs ! jamais plus, jamais mes yeux grisés, "Mes regards dont c'était..." ROXANE Comme vous la lisez, Sa lettre ! CYRANO, continuant "...dont c'était les frémissantes fêtes, "Ne baiseront au vol les gestes que vous faites "J'en revois un petit qui vous est familier "Pour toucher votre front, et je voudrais crier..." ROXANE, troublée Comme vous la lisez, -- cette lettre ! La nuit vient insensiblement. CYRANO "Et je crie "Adieu !..." ROXANE Vous la lisez... CYRANO "Ma chère, ma chérie, "Mon trésor..." ROXANE, rêveuse D'une voix... CYRANO "Mon amour..." ROXANE D'une voix... Elle tressaille. Mais... que je n'entends pas pour la première fois ! Elle s'approche tout doucement, sans qu'il s'en aperçoive, passe derrière le fauteuil se penche sans bruit, regarde la lettre. -- L'ombre augmente. CYRANO "Mon coeur ne vous quitta jamais une seconde, "Et je suis et serai jusque dans l'autre monde "Celui qui vous aima sans mesure, celui..." ROXANE, lui posant la main sur l'épaule Comment pouvez-vous lire à présent ? Il fait nuit. Il tressaille, se retourne, la voit là tout près, fait un geste d'effroi, baisse la tête. Un long silence. Puis, dans l'ombre complètement venue, elle dit avec lenteur, joignant les mains Et pendant quatorze ans, il a joué ce rôle D'être le vieil ami qui vient pour être drôle ! CYRANO Roxane ! ROXANE C'était vous. CYRANO Non, non, Roxane, non ! ROXANE J'aurais dû deviner quand il disait mon nom ! CYRANO Non ! ce n'était pas moi ! ROXANE C'était vous ! CYRANO Je vous jure... ROXANE J'aperçois toute la généreuse imposture Les lettres, c'était vous... CYRANO Non ! ROXANE Les mots chers et fous, C'était vous... CYRANO Non ! ROXANE La voix dans la nuit, c'était vous. CYRANO Je vous jure que non ! ROXANE L'âme, c'était la vôtre ! CYRANO Je ne vous aimais pas. ROXANE Vous m'aimiez ! CYRANO, se débattant C'était l'autre ! ROXANE Vous m'aimiez ! CYRANO, d'une voix qui faiblit Non ! ROXANE Déjà vous le dites plus bas ! CYRANO Non, non, mon cher amour, je ne vous aimais pas ! ROXANE Ah ! que de choses qui sont mortes... qui sont nées ! -- Pourquoi vous être tu pendant quatorze années, Puisque sur cette lettre où, lui, n'était pour rien, Ces pleurs étaient de vous ? CYRANO, lui tendant la lettre Ce sang était le sien. ROXANE Alors pourquoi laisser ce sublime silence Se briser aujourd'hui ? CYRANO Pourquoi ?... Le Bret et Ragueneau entrent en courant. Scène VI - Les Mêmes, LE BRET et RAGUENEAU. LE BRET Quelle imprudence ! Ah ! j'en étais bien sûr ! il est là ! CYRANO, souriant et se redressant Tiens, parbleu ! LE BRET Il s'est tué, Madame, en se levant ! ROXANE Grand Dieu ! Mais tout à l'heure alors... cette faiblesse ?... cette ?... CYRANO C'est vrai ! je n'avais pas terminé ma gazette ... Et samedi, vingt-six, une heure avant dîné, Monsieur de Bergerac est mort assassiné. Il se découvre ; on voit sa tête entourée de linges. ROXANE Que dit-il ? -- Cyrano ! -- Sa tête enveloppée !... Ah ! que vous a-t-on fait ? Pourquoi ? CYRANO "D'un coup d'épée, Frappé par un héros, tomber la pointe au coeur !"... -- Oui, je disais cela !... Le destin est railleur !... Et voilà que je suis tué dans une embûche, Par-derrière, par un laquais, d'un coup de bûche ! C'est très bien. J'aurai tout manqué, même ma mort. RAGUENEAU Ah ! Monsieur !... CYRANO Ragueneau, ne pleure pas si fort !... Il lui tend la main. Qu'est-ce que tu deviens, maintenant, mon confrère ? RAGUENEAU,à travers ses larmes Je suis moucheur de... de... chandelles, chez Molière. CYRANO Molière ! RAGUENEAU Mais je veux le quitter, dès demain ; Oui, je suis indigné !... Hier, on jouait Scapin, Et j'ai vu qu'il vous a pris une scène ! LE BRET Entière ! RAGUENEAU Oui, Monsieur, le fameux : "Que diable allait-il faire ?..." LE BRET, furieux Molière te l'a pris ! CYRANO Chut ! chut ! Il a bien fait !... A Ragueneau. La scène, n'est-ce pas, produit beaucoup d'effet ? RAGUENEAU,sanglotant Ah ! Monsieur, on riait ! on riait ! CYRANO Oui, ma vie Ce fut d'être celui qui souffle -- et qu'on oublie ! A Roxane. Vous souvient-il du soir où Christian vous parla Sous le balcon ? Eh bien toute ma vie est là Pendant que je restais en bas, dans l'ombre noire, D'autres montaient cueillir le baiser de la gloire ! C'est justice, et j'approuve au seuil de mon tombeau Molière a du génie et Christian était beau ! A ce moment, la cloche de la chapelle ayant tinté, on voit tout au fond, dans l'allée, les religieuses se rendant à l'office. Qu'elles aillent prier puisque leur cloche sonne ! ROXANE, se relevant pour appeler Ma soeur ! ma soeur ! CYRANO, la retenant Non ! non ! n'allez chercher personne ! Quand vous reviendriez, je ne serais plus là. Les religieuses sont entrées dans la chapelle, on entend l'orgue. Il me manquait un peu d'harmonie... en voilà. ROXANE Je vous aime, vivez ! CYRANO Non ! car c'est dans le conte Que lorsqu'on dit : Je t'aime ! au prince plein de honte, Il sent sa laideur fondre à ces mots de soleil... Mais tu t'apercevrais que je reste pareil. ROXANE J'ai fait votre malheur ! moi ! moi ! CYRANO Vous ?... au contraire ! J'ignorais la douceur féminine. Ma mère Ne m'a pas trouvé beau. Je n'ai pas eu de soeur. Plus tard, j'ai redouté l'amante à l'oeil moqueur. Je vous dois d'avoir eu, tout au moins, une amie. Grâce à vous une robe a passé dans ma vie. LE BRET, lui montrant le clair de lune qui descend à travers les branches Ton autre amie est là, qui vient te voir ! CYRANO, souriant à la lune Je vois. ROXANE Je n'aimais qu'un seul être et je le perds deux fois ! CYRANO Le Bret, je vais monter dans la lune opaline, Sans qu'il faille inventer, aujourd'hui, de machine... ROXANE Que dites-vous ? CYRANO Mais oui, c'est là, je vous le dis, Que l'on va m'envoyer faire mon paradis. Plus d'une âme que j'aime y doit être exilée, Et je retrouverai Socrate et Galilée ! LE BRET, se révoltant Non ! non ! C'est trop stupide à la fin, et c'est trop Injuste ! Un tel poète ! Un coeur si grand, si haut ! Mourir ainsi !... Mourir !... CYRANO Voilà Le Bret qui grogne ! LE BRET, fondant en larmes Mon cher ami... CYRANO, se soulevant, l'oeil égaré Ce sont les cadets de Gascogne... -La masse élémentaire... Eh oui ?... voilà le hic... LE BRET Sa science... dans son délire ! CYRANO Copernic A dit... ROXANE Oh ! CYRANO Mais que diable allait-il faire, Mais que diable allait-il faire en cette galère ?... Philosophe, physicien, Rimeur, bretteur, musicien, Et voyageur aérien, Grand risposteur du tac au tac, Amant aussi -- pas pour son bien ! -- Ci-gît Hercule-Savinien De Cyrano de Bergerac Qui fut tout, et qui ne fut rien. ... Mais je m'en vais, pardon, je ne peux faire attendre Vous voyez, le rayon de lune vient me prendre ! Il est retombé assis, les pleurs de Roxane le rappellent à la réalité, il la regarde, et caressant ses voiles Je ne veux pas que vous pleuriez moins ce charmant, Ce bon, ce beau Christian ; mais je veux seulement Que lorsque le grand froid aura pris mes vertèbres, Vous donniez un sens double à ces voiles funèbres, Et que son deuil sur vous devienne un peu mon deuil. ROXANE Je vous jure !... CYRANO, est secoué d'un grand frisson et se lève brusquement Pas là ! non ! pas dans ce fauteuil ! On veut s'élancer vers lui. -- Ne me soutenez pas ! -- Personne ! Il va s'adosser à l'arbre. Rien que l'arbre ! Silence. Elle vient. Je me sens déjà botté de marbre, -- Ganté de plomb ! Il se raidit. Oh ! mais !... puisqu'elle est en chemin, Je l'attendrai debout, Il tire l'épée. et l'épée à la main ! LE BRET Cyrano ! ROXANE, défaillante Cyrano ! Tous reculent épouvantés. CYRANO Je crois qu'elle regarde... Qu'elle ose regarder mon nez, cette Camarde ! Il lève son épée. Que dites-vous ?... C'est inutile ?... Je le sais ! Mais on ne se bat pas dans l'espoir du succès ! Non ! non, c'est bien plus beau lorsque c'est inutile ! -Qu'est-ce que c'est que tous ceux-là !- Vous êtes mille ? Ah ! je vous reconnais, tous mes vieux ennemis ! Le Mensonge ? Il frappe de son épée le vide. Tiens, tiens ! -Ha ! ha ! les Compromis, Les Préjugés, les Lâchetés !... Il frappe. Que je pactise ? Jamais, jamais ! -Ah ! te voilà, toi, la Sottise ! -Je sais bien qu'à la fin vous me mettrez à bas ; N'importe : je me bats ! je me bats ! je me bats ! Il fait des moulinets immenses et s'arrête haletant. Oui, vous m'arrachez tout, le laurier et la rose ! Arrachez ! Il y a malgré vous quelque chose Que j'emporte, et ce soir, quand j'entrerai chez Dieu, Mon salut balaiera largement le seuil bleu, Quelque chose que sans un pli, sans une tache, J'emporte malgré vous, Il s'élance l'épée haute. et c'est... L'épée s'échappe de ses mains, il chancelle, tombe dans les bras de Le Bret et de Ragueneau. ROXANE, se penchant sur lui et lui baisant le front C'est ?... CYRANO, rouvre les yeux, la reconnaît et dit en souriant Mon panache. RIDEAU ------------------------- FIN DU FICHIER cyrano1 --------------------------------